2.1.1. L’importance de la pensée kantienne dans la formation philosophique de Veblen

Bien plus qu’économique, la formation de Veblen fut d’abord philosophique. La philosophie du sens commun 145 qui imprégnait tous les cours donnés à Carleton College, où il étudia durant six années, l’a laissé intellectuellement insatisfait. La justification morale et théologique des « intérêts établis » qui sous-tendait l’essentiel des enseignements a vraisemblablement heurté son esprit critique [Dorfman, 1934, pp. 21-22]. L’entrée à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, en 1880, permit à Veblen d’élargir sa formation philosophique. Alors que la philosophie kantienne était, pour l’essentiel, bannie des cursus de Carleton College, la Critique de la raison pure faisait l’objet d’un cours spécifique à Johns Hopkins University, même si l’enseignant qui en était chargé, George S. Morris, était bien plus intéressé par Hegel que par Kant [Dorfman, 1934, pp. 26, 39-40]. Surtout, Veblen bénéficia de l’enseignement de « logique élémentaire » que dispensait Charles Sanders Peirce, l’un des principaux fondateurs de la philosophie pragmatiste. Toutefois, ce n’est pas à Baltimore mais à New Haven que Veblen paracheva ses études de philosophie, au contact de Noah Porter, le Président de Yale qui l’estimait beaucoup [Dorfman, 1934, pp. 46, 54, 77]. Bien qu’il restât attaché à la philosophie du sens commun et aux fondements théologiques de la morale et de la métaphysique (il était lui-même révérend), Porter n’en était pas moins un bon connaisseur de Kant, tout à fait apte à en discuter la pensée [Dorfman, 1934, pp. 41-55 ; Ross, 1991, pp. 63n., 214]. Aussi les longs échanges que Veblen eut avec lui ont-il pu influencer sa lecture du kantisme [Daugert, 1950, pp. 21-25]. Néanmoins, bien qu’il n’en reste aucun exemplaire connu, la thèse de doctorat qu’il acheva en 1884, intitulée Ethical Grounds of a Doctrine of Retribution, manifestait sans doute une prise de distance appréciable vis-à-vis de la plupart des cours de philosophie qu’il avait suivis à l’Université. En effet, à une époque où ces enseignements étaient encore souvent assurés par des théologiens 146 , le but de Veblen était de montrer, en s’appuyant notamment sur les écrits de Kant et Spencer, « pourquoi nous n’avons pas besoin de croire en Dieu » [Dorfman, 1934, p. 46]. La même année, Veblen publie son premier article, lequel est consacré à la Critique de la faculté de juger. Cet essai, paru dans The Journal of Speculative Philosophy, la principale revue philosophique américaine du moment, témoigne du fait que Veblen connaissait très bien l’œuvre de Kant, à une époque où la Critique de la faculté de juger n’était pas encore traduite en anglais. S’il n’est pas question de discuter ici la justesse de son interprétation de la troisième Critique, l’article de Veblen [1884] mérite malgré tout que l’on s’y arrête. En effet, comme l’ont souligné plusieurs commentateurs [Daugert, 1950 ; Weed, 1981, pp. 296-297 ; Mirowski, 1988, p. 71 ; Murphey, 1990, pp. viii-xiii ; Tilman, 1996, pp. 143-165 ; Jennings & Waller, 1998, pp. 204-210 ; Diggins, 1999, pp. 27, 48, 99 ; Peukert, 2001, p. 545 ; Foresti, 2003], cette étude de la philosophie kantienne semble avoir eu une influence importante sur ses travaux ultérieurs. Elle permet notamment de saisir l’origine et le développement d’une partie de sa théorie de la connaissance.

Notes
145.

Celle-ci trouve son origine dans la pensée de philosophes écossais du dix-huitième siècle, tel Thomas Reid, qui ont opposé les jugements du « sens commun » au scepticisme de David Hume [Schulthess in : Jacob (dir.), 1990, p. 361]. Selon ces philosophes, le sens commun est un ensemble de notions et principes que partagent tous les hommes quels que soient l’époque et le lieu ; il est « le fond immuable de l’esprit, sa nature essentielle, dont la raison elle-même n’est que le développement réfléchi et formulé » [Lalande, 1992, pp. 971-972]. La philosophie du sens commun a constitué le cadre de pensée dominant des universités américaines, au moins jusque dans les années 1870. « Une réflexion rationnelle sur les vérités empiriques, y compris les intuitions morales élémentaires – le sens commun de l’humanité – validait à la fois le monde physique tel qu’il était communément conçu et les vérités fondamentales de la morale et de la théologie incarnées dans le christianisme » [Ross, 1991, p. 37]. Elle consacrait également les représentations utilitaristes du comportement humain [Dorfman, 1934, pp. 20-21].

146.

Johns Hopkins constitue de ce point de vue une exception notable, puisqu’elle fut, en 1876, la première Université laïque inaugurée aux États-Unis [Deledalle, 1983, p. 52].