2.1.2. L’interprétation de la Critique de la faculté de juger

Veblen [1884, p. 175] interprète la Critique de la faculté de juger comme la volonté de jeter un pont entre le point d’aboutissement de la Critique de la raison pure, à savoir « la notion de strict déterminisme qui, conformément à la loi naturelle, est à l’œuvre dans le monde » et le résultat de la Critique de la raison pratique, c’est-à-dire « la notion de liberté de la personne » 147 . En effet, pour que « la liberté de l’action morale » devienne effective, il faut non seulement que l’homme puisse agir sur le monde mais qu’il connaisse l’effet qu’aura son action. Autrement dit, la question de la connaissance découlerait, dans la troisième Critique, du problème de l’actualisation de « la liberté de l’action morale », dans la mesure où celle-ci dépend de la capacité de la personne à prévoir l’effet de son action sur le cours des choses. Or, de ce point de vue, « la connaissance fournie par la simple expérience n’est pas suffisante » puisqu’elle se résume à de simples données. Que l’on adhère ou non à la doctrine de Kant, dit Veblen [1884, p. 176], on doit admettre que « la simple expérience […] ne permet pas de prévoir le futur. L’expérience peut, au mieux, dire ce qui est ou ce qui a été, mais elle ne peut pas dire ce qui sera » 148 . La philosophie kantienne lèverait cette incertitude prospective grâce à la notion de « jugement réfléchissant ».

De façon générale, selon Kant, « tout jugement consiste à subsumer le ‘particulier’ (das Besondere), sous un universel. Quand cet universel est donné d’avance, et que la faculté de juger s’exerce en désignant le particulier qui doit y être subsumé, elle est dite déterminante ou déterminative (bestimmende Urteilskraft) ; quand au contraire le ‘particulier’ est donné et qu’il s’agit de découvrir l’universel (p. ex. la règle générale) auquel il doit être subsumé, elle est dite réfléchissante (reflektirende Urteilskraft) » [Lalande, 1992, pp. 902-903]. Bien que Kant n’ait pas donné d’indication explicite en ce sens, Veblen assimile le « jugement déterminant » au « raisonnement déductif » et le « jugement réfléchissant » au « raisonnement inductif » [Daugert, 1950, pp. 8, 23]. Pour Veblen [1884, pp. 177-178], celui-ci constitue l’objet principal de la Critique de la faculté de juger. En effet, d’un point de vue gnoséologique, « le jugement déterminant […] n’est rien d’autre que l’activité de l’entendement en ce qu’il combine la simple expérience en un ensemble synthétique, sous ces lois de l’entendement qui sont une condition nécessaire de l’expérience » 149 [1884, p. 178]. Son action a donc déjà été analysée dans la Critique de la raison pure. Si l’exercice du « jugement déterminant » permet de relier et de mettre en cohérence les intuitions sensibles par le truchement des catégories a priori de l’entendement, telles que le principe général de causalité, il ne permet pas de prédire l’effet d’une cause donnée [1884, pp. 188-189]. Seul « le jugement réfléchissant » a cette capacité prospective qui permet de dépasser la simple cognition des données de l’expérience. Selon Veblen [1884, p. 177], « ce pouvoir de raisonnement inductif » est donc indispensable non seulement à l’action morale, comme l’affirmait Kant, mais à « tous les autres aspects de la vie pratique ». Ainsi, « toute entreprise scientifique, quelle qu’elle soit, qui ne présente pas de caractère inductif, est considérée aujourd’hui comme n’ayant aucune valeur » 150 .

Pour Veblen, « le jugement réfléchissant » n’est rien d’autre que « la faculté de recherche ». Son action répond au sentiment de trouble et d’insatisfaction qu’éprouve l’être humain, lorsqu’il « contemple les choses extérieures simplement comme des entités individuelles sans rapport entre elles » [1884, pp. 179-191]. Aussi sa fonction est-elle de « systématiser », c’est-à-dire de « réduire les choses à des ordres intelligents ». Le « principe a priori de l’intellect » selon lequel il procède « est donc principalement l’exigence d’adaptation de l’objet aux lois qui régissent l’activité de nos facultés de connaissance, ou en bref l’adaptation à nos facultés » 151 [1884, pp. 180-181]. Selon l’interprétation de Veblen, lorsque le « jugement réfléchissant » vise à produire une connaissance de la réalité 152 , ce principe d’adaptation se manifeste « dans les relations logiques entre les concepts – qu’il s’agisse d’éléments de connaissance empirique ou de lois de la nature – et la conformité de ces relations à l’activité normale des facultés » [1884, p. 183]. Il porte donc à considérer tout objet comme s’inscrivant dans un système d’interactions régi par un ensemble de lois accessibles à l’esprit humain. Or, « une telle conception du monde réel, dans laquelle les choses sont unies en un tout organisé, dérive nécessairement de l’hypothèse que […] le monde est agencé selon des lois similaires à celles de notre entendement et donc qu’il est le fait d’une cause intelligente, impliquant intention et but » 153 [1884, pp. 184-185]. Le principe d’adaptation kantien est donc un « principe de téléologie » dans la mesure où il impute une « cause finale » au cours des événements, dans les représentations du monde élaborées sous sa gouverne.

La façon dont Veblen analyse ce finalisme annonce clairement certains aspects de ses travaux gnoséologiques ultérieurs, notamment en ce qu’il souligne à la fois l’importance et les limites de cette imputation de finalité. D’une part, sa réflexion sur la Critique de la faculté de juger conduit Veblen [1884, p. 187] à prendre conscience du fait que « cette question de la téléologie est d’une extrême importance ». Aussi s’emploiera-t-il plus tard à déceler ses multiples manifestations dans l’histoire de la connaissance. En outre, la troisième Critique lui permet déjà d’entrevoir l’origine des représentations téléologiques du monde, qu’il qualifiera bientôt d’anthropomorphiques ou d’animistes, et surtout les raisons pour lesquelles les hommes ont tant de mal à s’en défaire. Ainsi, Veblen retiendra de Kant que la source du principe de finalité du monde est à rechercher non dans l’objet de connaissance mais dans le sujet connaissant. « Ce que prouve la ténacité avec laquelle nous nous accrochons à notre conception téléologique du monde est que la constitution de notre intellect exige cette conception » 154 , c’est en ces termes que Veblen [1884, p. 186] résume la position de Kant. Cependant, ayant conscience des difficultés qui découlent d’une telle affirmation, il va immédiatement s’employer à en relativiser le contenu.

Veblen souligne tout d’abord que la logique kantienne conduit inévitablement à la conclusion selon laquelle le principe de téléologie n’a qu’une « validité subjective et ne peut rien nous apprendre quant à la nature de la réalité extérieure ». Il faut donc se garder d’hypostasier ce finalisme puisqu’il « procède entièrement de fondements subjectifs et ne fournit aucune connaissance du fait objectif » 155 . Enfin, anticipant l’analyse de la connaissance technique et de la science moderne qu’il élaborera quelques années plus tard, Veblen [1884, p. 187] affirme qu’« une connaissance de la finalité d’une chose donnée […] n’est pas absolument nécessaire à la vie humaine, ni même à un haut degré de développement de la vie morale. […] le principe de téléologie, entendu comme le principe d’un but conscient à l’œuvre dans le monde, n’est pas indispensable à la connaissance des choses telle qu’elle est requise par les exigences de la vie » 156 . Selon Veblen, si cette assertion n’invalide pas totalement l’approche kantienne du « jugement réfléchissant », elle doit néanmoins conduire à redéfinir le principe d’adaptation qui le sous-tend en des termes moins restrictifs, c’est-à-dire à le considérer comme un véritable « principe de recherche » et non comme un simple « principe de téléologie ». Toutefois, dans la mesure où cette partie de son analyse laisse à deviner une autre influence intellectuelle que celle de Kant, il convient d’abord d’évaluer plus précisément la part de l’héritage kantien dans les conceptions gnoséologiques de Veblen sous leur forme aboutie.

Notes
147.

« The notion of strict determinism, according to natural law, in the world » ; « the notion of freedom in the person ».

148.

« Simple experience […] cannot forecast the future. Experience can, at the best, give what is or what has been, but cannot say what is to be ».

149.

« The determinative judgment […] is nothing but the activity of the Understanding in combining simple experience into a synthetic whole, under those laws of the Understanding which are a necessary condition of experience ».

150.

« Today any attempt, in any science, which does not furnish us an induction, is counted good for nothing ».

151.

« [The] a priori principle of the intellect […] is, therefore, primarily the requirement of adaptation on the part of the object to the laws of the activity of our faculties of knowledge, or, briefly, adaptation to our faculties ».

152.

Nous laissons volontairement de côté l’interprétation que notre auteur donne de « la critique du jugement esthétique », pour nous concentrer sur « la critique du jugement téléologique » qui est beaucoup plus directement liée à la question gnoséologique.

153.

« Such a conception of the world of reality, in which things are united into an organised whole, can proceed only on the assumption that […] the world is made according to laws similar to the laws of our understanding, and therefore that it is made by an intelligent cause, and made with intention and purpose ».

154.

« What is proved by the tenacity with which we cling to our teleological conception of the world is, that the constitution of our intellect demands this conception ».

155.

Cette idée n’est pas étrangère à la signification kantienne du procédé « comme si » [Crampe-Casnabet in : Jacob (dir.), 1990, p. 360] que Veblen [1884, p. 180] résume ainsi : « penser les choses dans un système comme si elles étaient créées par une cause intelligente n’est pas équivalent au fait de penser qu’elles sont nées d’une telle cause ».

156.

« A knowledge of the teleological end of a given thing […] is not absolutely necessary in order to human life, nor even in order to a high degree of development in moral life. […] the principle of teleology, as being the principle of conscious purpose in the world, is not indispensable in order to such knowledge of things as is required by the exigencies of life ».