2.1.3. Une évaluation de l’influence de Kant sur la théorie veblenienne de la connaissance

À l’instar de Kant, Veblen pense que le rapport de l’homme au monde extérieur est toujours médiatisé par ses structures mentales. Ainsi, la perception et, plus encore, la connaissance des phénomènes est toujours une construction de la psyché. Cela ne signifie pas que la connaissance n’est qu’un « jeu de l’esprit », totalement étranger à la réalité des choses. Néanmoins, selon les deux auteurs, la seule expérience ne suffit pas à fonder la connaissance. Ce rejet d’une forme absolue d’empirisme conduit Veblen à se démarquer de la psychologie associationniste en vogue à la fin du XIXe siècle [Jennings & Waller, 1998, pp. 205-207]. Pour les partisans de l’associationnisme, la connaissance du monde extérieur provient entièrement des sens. Même les principes structurant le savoir, tels que le concept de causalité, sont vus comme des associations d’idées qui émergent de l’expérience. À ces théories, Veblen oppose le point de vue de Kant selon lequel l’esprit joue un rôle actif dans l’élaboration de la connaissance. En outre, celle-ci fait appel à des catégories mentales préconçues dont l’origine ne se situe pas dans l’expérience. Sur ce point, la persistance de l’influence kantienne dans la théorie veblenienne de la connaissance apparaît clairement dans l’extrait suivant de The Instinct of Workmanship : « l’acquisition de la connaissance est toujours et partout un problème d’observation, dont l’orientation et le contenu sont déterminés par l’imputation de qualités, de relations et d’aptitudes aux phénomènes observés. Sans ce contenu putatif d’une présence et d’une puissance actives, les phénomènes manqueraient de réalité ; ils ne pourraient pas être intégrés dans la vision humaine des choses. Dire que les caractéristiques essentielles des faits objectifs sont une invention du cerveau n’est qu’un lieu commun de la logique de l’aperception » 157 [1914, pp. 178-179].

De façon schématique, il est possible de distinguer deux moments dans le processus veblenien d’élaboration de la connaissance. D’une part, l’esprit humain sent le besoin d’ordonner les faits bruts qu’il tire de son observation. Cette mise en cohérence des données de l’expérience peut être rapprochée du « jugement déterminant » kantien. Elle consiste principalement à établir des relations de causalité là où la simple observation ne donne à voir que « la juxtaposition dans l’espace, la succession et la durée dans le temps » [1884, p. 187]. Ainsi, Veblen [1908b, p. 34n.] souligne que « la causalité est un fait d’imputation, non d’observation ; elle ne peut donc pas être rangée parmi les données » 158 . Plus précisément, « le principe, ou ‘loi’, de causalité est un postulat métaphysique, au sens où un fait tel que la causalité n’est pas prouvé et ne saurait l’être » 159 [1914, p. 260]. D’autre part, l’esprit humain tend à structurer la connaissance acquise en un système intelligible. Cette seconde étape s’apparente au « jugement réfléchissant » dans la philosophie kantienne. Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 1, 2.2.), c’est l’instinct du travail bien fait qui, selon Veblen, est le principal facteur d’impulsion de ce processus de structuration. Bien qu’une telle systématisation soit à l’œuvre dans chacune des trois formes de savoir définies par Veblen, elle ne s’y manifeste pas de façon uniforme. Le champ de la connaissance technique tend à se constituer en un système de « généralisations issues de l’expérience », prenant, par là même, un caractère « théorique » et standardisé [1908b, p. 41]. Par ailleurs, « aux niveaux supérieurs de généralisation, [les] investigations pragmatiques [i.e. relevant de la connaissance pragmatique] sont faites de déductions tirées de la tradition établie […]. La tournure d’esprit qui en résulte tend à substituer des distinctions dialectiques et des décisions de jure, aux explications de facto » 160 [1906a, pp. 20-21]. Enfin, nous avons vu (supra section 1 dans ce chapitre) que la curiosité désintéressée des hommes a, selon Veblen, donné naissance à des systèmes de représentation du monde très différents les uns des autres.

Cette grande diversité dans les modes de systématisation du savoir montre que Veblen rejette la thèse kantienne selon laquelle les catégories mentales structurant la connaissance formeraient une matrice universelle et immuable. Pour Veblen, « les catégories de l’entendement » ne sont pas données a priori à tout esprit humain mais diffèrent selon le lieu et l’époque. Elles consistent en des habitudes de pensée socialement répandues, elles-mêmes dépendantes du « complexe culturel » de la société dans laquelle a lieu la production du savoir. En particulier, si la causalité est un concept nécessaire à l’élaboration de toute connaissance ou presque 161 , elle n’est pas une catégorie a priori au sens kantien du terme. En effet, la façon dont les hommes appréhendent les relations de cause à effet diffère selon les sociétés. Ainsi, le principe de la « cause finale », correspondant à une conception « quasi personnelle » de la causalité, a-t-il été largement supplanté dans la science moderne par celui de la « cause efficiente ». En d’autres termes, « le concept de causalité qui caractérise les sciences modernes est de nature spécifique et limitée » ; il s’agit du « concept européen moderne de causalité » 162 [1914, p. 262]. Par là même, on retrouve l’idée, avancée dès 1884 par Veblen, selon laquelle le « principe de téléologie » n’est pas indispensable à l’élaboration de la connaissance. Dès lors, le « principe d’adaptation » kantien doit être repensé dans une perspective élargie. Or, la façon dont Veblen [1884, pp. 189-193] s’emploie à cette tâche semble inspirée par la pensée de son professeur de logique à l’Université Johns Hopkins, Charles Sanders Peirce.

Notes
157.

« Always and everywhere the acquirement of knowledge is a matter of observation guided and filled out by the imputation of qualities, relations and aptitudes to the observed phenomena. Without this putative content of active presence and potency the phenomena would lack reality; they could not be assimilated in the scheme of things human. It is only a commonplace of the logic of apperception that the substantial traits of objective facts are a figment of the brain ».

158.

« Causation is a fact of imputation, not of observation, and so cannot be included among the data ».

159.

« The principle, or ‘law’, of causation is a metaphysical postulate ; in the sense that such a fact as causation is unproved and unprovable ».

160.

« The higher reaches of generalisation in these pragmatic inquiries are of the nature of deductions from authentic tradition […]. The resulting habit of mind is a bias for substituting dialectical distinctions and decisions de jure in the place explanations de facto ».

161.

Selon Veblen [1914, p. 262n.], seuls les philosophes, dans leurs spéculations les plus abstraites, et les mathématiciens, dans leurs théories pures, ont réussi à se passer du principe de causalité.

162.

« The concept of causation which so characterises the modern sciences is of a particular and restricted kind » ; « this modern European concept of causation ».