2.2. L’ambivalence des influences pragmatistes sur l’épistémologie veblenienne

La philosophie pragmatiste trouve son origine dans l’œuvre de Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus précisément dans deux articles publiés pour la première fois en 1877 et 1878, respectivement « Comment se fixe la croyance » [Peirce, 1877] et « Comment rendre nos idées claires » [Peirce, 1878] 163 . Néanmoins, ce sont surtout William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952) qui assurèrent sa diffusion (dans une perspective parfois différente de celle de Peirce), au point qu’elle devienne le principal mouvement philosophique américain du XXe siècle 164 [Deledalle, 1983 ; Chauviré in : Jacob (dir.), 1990, pp. 2015-2017]. De façon générale, le pragmatisme, tel qu’il se constitue entre les années 1870 et 1930, est l’expression d’un rejet du dualisme cartésien entre le corps et l’esprit au profit d’une conception de la connaissance centrée sur l’expérience. Pour autant, le pragmatisme se distingue de la philosophie empiriste anglaise (Locke, Hume) en ce qu’il ne cherche pas la vérité d’une idée dans « l’expérience sensorielle, privée », mais dans « sa mise à l’épreuve publique » [Deledalle, 1983, p. 14].

On ne peut douter du fait que Veblen connaissait la philosophie pragmatiste. Bien qu’il ne fasse aucune référence à Peirce dans ses publications, une lettre adressée au Président de Johns Hopkins, Daniel Coit Gilman, témoigne de l’intérêt qu’il avait porté aux cours du célèbre logicien [Dorfman, 1934, p. 41 ; Griffin, 1998, pp. 733-734]. Par ailleurs, nous avons déjà noté (supra chap. 1, 4.1.) que Veblen connaissait la psychologie fonctionnelle de James, notamment à travers ses Principles of Psychology qu’il considérait vraisemblablement comme l’une des principales contributions de « l’école ‘pragmatique’ des psychologues ». Enfin, si Veblen ne cite qu’une seule fois Dewey dans toute son œuvre 165 , le parcours des deux hommes s’est croisé à de multiples reprises [Tilman, 1996, pp. 108 note 98, 129]. En particulier, tous deux enseignèrent à l’Université de Chicago entre 1894 et 1904 et à la New School for Social Research de New York à partir de 1919. Selon certains commentateurs, les rapports que Veblen entretint avec Dewey relevèrent d’ailleurs plus de la « fertilisation croisée » [Renault, 1992, p. 196 note 2] ou de l’« influence intellectuelle mutuelle » [Tilman, 1996, p. 140 note 83] que de l’ascendant univoque. La question de leur influence réciproque demeure néanmoins une question délicate à trancher.

L’influence de la philosophie pragmatiste sur la pensée de Veblen, sinon leur compatibilité, fait l’objet d’une littérature conséquente et contradictoire 166 . Nous soutiendrons, pour notre part, que si l’épistémologie veblenienne doit beaucoup à la philosophie de Peirce (2.2.1., 2.2.2.), elle est, en revanche, largement contraire à l’instrumentalisme de Dewey (2.2.3.).

Notes
163.

Pour une introduction au pragmatisme en général et à l’œuvre de Peirce en particulier, on pourra se reporter à Deledalle [1983] et Gauchotte [1992]. Par ailleurs, Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud ont récemment édité un recueil de textes de Peirce, traduits en français, qui permettent de retracer les principales étapes de l’élaboration de sa pensée philosophique. C’est de cet ouvrage [Peirce, 2002] que nous tirons, le plus souvent, la traduction des concepts peirciens auxquels nous nous référons.

164.

Cette dernière assertion demanderait à être précisée. Non seulement le poids du pragmatisme dans la philosophie américaine n’a pas été constant, mais son contenu a évolué. Gauchotte [1992, pp. 103-118] donne une esquisse de ces deux mouvements.

165.

Veblen [1923, p. 16] fait référence à Human Nature and Conduct publié par Dewey en 1922. Dans cet ouvrage, Dewey défend l’idée selon laquelle « l’esprit ne peut être compris concrètement que comme un système de croyances, de désirs et de fins qui se forment dans l’interaction des aptitudes biologiques avec un environnement social » [Deledalle in : Jacob (dir.), 1992, p. 2361]. Sa problématique est donc loin d’être étrangère à l’approche veblenienne des comportements humains (cf. infra partie 3).

166.

Voir notamment Adorno [1941, pp. 22-23 note 4], Daugert [1950], Dugger [1979, pp. 239-240], Dyer [1986], Mirowski [1988], Ross [1991, p. 213], Renault [1992 ; 1997], Liebhafsky [1993], Bazzoli [1994, pp. 172-175], Tilman [1996, pp. 109-141], Griffin [1998], Rutherford [1998b, p. 251], Kilpinen [1998 ; 1999], Bush [1999], Diggins [1999, pp. 29-30, 80, 180, 237-238 note 29, 248 note 27].