2.2.1. La philosophie peircienne comme dépassement de l’alternative empirisme versus rationalisme

L’influence de Peirce dans l’analyse veblenienne de la Critique de la faculté de juger [1884] a été relevée par certains commentateurs. En particulier, Stanley Daugert [1950, p. 16] souligne, dans sa thèse de philosophie, que le premier article publié par Veblen fait appel à des termes spécifiquement peirciens, tels que le « principe directeur [‘guiding principle’] » de raisonnement 167 . Selon nous, le recours de Veblen à la philosophie de Peirce découle directement de son insatisfaction à l’égard de l’analyse kantienne du « principe de téléologie ». Comme nous l’avons affirmé précédemment, notre auteur refuse de considérer celui-ci comme un principe a priori, qui serait indispensable à l’élaboration de la connaissance. En d’autres termes, si Veblen tire sa critique de l’empirisme de la philosophie kantienne, il récuse le rationalisme de Kant, selon lequel les catégories de l’entendement seraient universelles et immuables. Or, Peirce [1868a ; 1868b ; 1869] a lui aussi exprimé son rejet des théories rationaliste et empiriste de la connaissance dans une série d’articles publiés dans le Journal of Speculative Philosophy 168 [Dyer, 1986]. Plus précisément, Peirce nie qu’il puisse exister « quelque fondement ultime, non médiat, de la connaissance », qu’il s’agisse d’idées innées comme le suppose le rationalisme, ou d’impressions premières des sens comme l’affirment les empiristes. D’une part, « la notion des idées innées est fallacieuse ». D’autre part, « même les impressions des sens, soi-disant premières, consistent en une relation compliquée entre le fait extérieur et l’esprit ». Selon Peirce, toutes nos cognitions sont médiates, au sens où elles sont toujours déterminées par des cognitions antérieures. La connaissance résulte toujours d’un processus d’inférence 169 , lequel est donc « la clé d’une théorie de l’enquête » [Dyer, 1986, pp. 22-23].

Dès lors, on peut penser que les cours, voire la lecture de Peirce ne sont pas totalement étrangers à la volonté de Veblen de dépasser l’opposition traditionnelle entre empirisme et rationalisme. Par ailleurs, la critique du « principe de téléologie » kantien que Veblen introduit en 1884, repose sur l’affirmation selon laquelle ce principe ne serait pas « indispensable à la connaissance des choses », « à la vie humaine, ni même à un haut degré de développement de la vie morale » (cf. supra 2.1.2. dans ce chapitre). Force est de reconnaître que ce seul argument est très mince puisque Veblen ne justifie pas son assertion. S’il lui donnera un fondement dans ses travaux gnoséologiques ultérieurs, il n’en est rien dans son article de 1884. Il faut donc admettre qu’elle est, à ses yeux, marquée au sceau de l’évidence. On peut, cependant, penser que cette affirmation découle plus spécifiquement d’une réflexion sur la science moderne. S’il n’y a là qu’une conjecture, elle permet d’éclairer l’influence peircienne des dernières pages de l’article de Veblen [1884, pp. 189-193]. En effet, « le principe de l’utilisation logique du jugement réfléchissant » qu’il développe à la fin de son essai est très proche de la théorie peircienne de l’enquête scientifique. À cet égard, il convient de rappeler que Veblen a suivi les cours de Peirce à l’automne 1881, soit peu de temps après que celui-ci a publié des articles importants sur « la Logique de la Science » [Peirce, 1877 ; 1878]. En outre, d’après les recherches effectuées par Griffin [1998], les questions épistémologiques constituaient une partie essentielle de l’enseignement dispensé par Peirce à Johns Hopkins.

Notes
167.

Ce qui ne signifie pas que Veblen [1884] leur donne nécessairement le même contenu que Peirce [Daugert, 1950, pp. 18-21].

168.

Il s’agit précisément de la revue où paraîtra une vingtaine d’années plus tard l’article de Veblen [1884].

169.

« Tout exercice de l’esprit consiste en une inférence » affirme Peirce [1869, p. 73].