2.2.2. La proximité des approches veblenienne et peircienne de l’enquête scientifique

Selon Peirce, le but de « l’enquête », qu’elle soit scientifique ou autre, est toujours « d’établir une opinion ». L’enquête répond au besoin qu’a l’homme d’apaiser « l’irritation produite par le doute » [Peirce, 1877, pp. 222-223]. Celui-ci ne doit pas être entendu au sens du « doute universel » cartésien. Il ne s’agit pas d’un doute méthodique, mais bien d’un « doute réel » [Peirce, 1868b, pp. 37-38]. « Le doute est un état de malaise et d’insatisfaction dont on cherche, en luttant, à se libérer pour atteindre l’état de croyance, tandis que celui-ci est un état de calme et de satisfaction qu’on ne cherche pas à éviter ni échanger contre une croyance en quelque chose d’autre » [Peirce, 1877, p. 222]. Or, Veblen [1884, pp. 191, 192] affirme lui aussi que l’investigation répond à un « trouble ressenti » et vise un « sentiment de satisfaction ». En outre, la thèse peircienne selon laquelle l’objet de l’enquête est d’établir une croyance dont dérivera une habitude d’action 170 trouve un écho important dans la gnoséologie de Veblen et plus encore dans sa théorie des comportements humains (cf. infra chap. 6, 1.1.). Par ailleurs, Peirce voit dans la méthode scientifique la meilleure des méthodes possibles pour fixer la croyance [Deledalle, 1983, p. 70]. C’est, du moins, la seule qui permette de faire coïncider les « opinions » avec « le fait » [Peirce, 1877, pp. 233-234] 171 .

Peirce développe une analyse de l’enquête scientifique fondée sur trois types d’inférence successivement mis en œuvre dans le processus de recherche : l’abduction, la déduction et l’induction. L’abduction, que Peirce désigne également par le terme d’« inférence hypothétique » [Peirce, 1868b, pp. 43-46] ou de « rétroduction » [Peirce, 1908, p. 181], consiste à formuler une hypothèse à partir de la logique et de l’imagination. La déduction vise à préciser cette hypothèse, à « la rendre aussi parfaitement distincte que possible » et à en « recueillir les conséquents » [Peirce, 1908, p. 182]. Enfin, l’induction, qui prend chez Peirce une signification particulière, a pour but de mettre l’hypothèse à l’épreuve, c’est-à-dire de confronter les « conséquents » précédemment déduits à l’expérience. Selon le résultat de cette évaluation empirique, l’hypothèse sera retenue, modifiée ou entièrement rejetée. L’originalité de l’approche peircienne de l’inférence se situe à différents niveaux. Elle réside, d’une part, dans l’introduction du concept d’abduction auquel Peirce donne un fondement logique. En effet, l’induction, au sens classique du terme, consiste seulement à généraliser un cas singulier. Elle ne permet donc nullement de suggérer quelque nouvelle idée ou concept original. Pour cela, il est nécessaire d’introduire dans le processus de recherche quelque chose qui n’est pas déjà donné dans l’expérience, c’est-à-dire une hypothèse. C’est là l’objet de l’abduction [Deledalle, 1990, p. 155]. D’autre part, à l’opposition traditionnelle induction versus déduction, Peirce substitue une approche unifiée de la méthode scientifique. Ainsi que le souligne Deledalle [1990, p. 79], Peirce conçoit l’inférence comme « un processus triadique ; et s’il est vrai que ses trois mouvements constitutifs : l’abduction […], l’induction et la déduction, diffèrent l’un de l’autre, il serait erroné d’en faire trois méthodes de penser distinctes au sens de dissociées. On peut les discriminer certes, mais le processus est un ».

L’analyse la plus aboutie visant à mettre en évidence l’influence de Peirce dans l’épistémologie veblenienne demeure sans doute celle d’Alan W. Dyer [1986]. Notre interprétation s’inspirera donc de cette étude, quoique nous nous efforcerons d’en préciser certains aspects. Tout d’abord, la façon dont Veblen [1884, pp. 189-193] analyse « le principe de l’utilisation logique du jugement réfléchissant [i.e. le principe d’adaptation] » laisse à penser qu’il a intégré la conception peircienne du processus d’inférence. En particulier, Veblen semble avoir compris la signification et l’importance de la notion d’abduction, bien qu’il n’utilise pas lui-même le terme. On ne saurait d’ailleurs lui reprocher, comme le fait Mirowski [1988, p. 71], de n’avoir pas employé le mot abduction dans un article paru en 1884, puisque Peirce ne l’utilise pas lui-même couramment à cette époque. Du moins, il n’apparaît dans aucun des articles les plus importants publiés à cette date (voir Peirce [1868a, 1868b, 1869, 1877, 1878]). Ainsi, lorsque Peirce [1868b, p. 43] introduit sa conception triadique du processus d’inférence, il écrit : « tout raisonnement valide est déductif, inductif, ou hypothétique ». De fait, c’est le terme d’« inférence hypothétique » qui désigne alors ce que Peirce appellera plus tard l’abduction : « la fonction de l’hypothèse est de substituer à une grande série de prédicats ne formant en eux-mêmes aucune unité un prédicat unique (ou un petit nombre) qui les englobe tous, en même temps, peut-être, qu’un nombre indéfini d’autres » [Peirce, 1868b, p. 45, nous soulignons]. De même, Veblen [1884, pp. 189-190] affirme : « ce que le principe d’adaptation fait pour nous est donc, avant tout, de nous faire conjecturer et de guider nos suppositions. […] Il conduit à une hypothèse quant à la nature des objets singuliers et aux lois régissant leurs relations » 172 [nous soulignons]. Pour Veblen, le principe d’adaptation doit donc être considéré comme « un principe de recherche ». C’est de lui dont dépend la créativité scientifique, c’est-à-dire le développement de nouveaux concepts et théories, d’hypothèses générales sur le monde et son agencement. À l’instar de l’abduction peircienne, le principe d’adaptation décrit par Veblen ne procède pas de l’observation. Ainsi, il « ne peut en aucun cas nous fournir de nouvelles données, ni nous dire quoi que ce soit de nouveau sur les données que nous avons » 173 [1884, pp. 189-190]. En définitive, bien qu’il utilise une terminologie différente de celle de Peirce, Veblen a manifestement fait sienne la distinction peircienne entre l’abduction et l’induction : « le principe [d’adaptation] nous guide vers une hypothèse, mais il n’a rien à dire quant à la validité de celle-ci dans le monde réel. […] Seule l’expérience peut dire si l’hypothèse concorde avec les choses auxquelles elle est destinée, ou plutôt si elle semble concorder avec elles ; car, dans la mesure où une hypothèse ne peut jamais devenir un objet d’expérience au sens où les choses sont des objets d’expérience, elle ne peut pas non plus avoir cette certitude empirique qui appartient à notre connaissance des choses individuelles » 174 [1884, p. 190]. Ce que Veblen appelle « le principe de raisonnement inductif », c’est-à-dire le principe d’adaptation qui sous-tend l’utilisation logique du jugement réfléchissant, correspond donc précisément à la notion peircienne de l’abduction [Dyer, 1986, pp. 31-35].

Par ailleurs, l’influence de Peirce dans l’épistémologie veblenienne n’est pas limitée à l’article de 1884. Elle transparaît également dans la théorie de la connaissance désintéressée que Veblen a élaborée à partir de « The Place of Science in Modern Civilization » [1906a]. En particulier, Dyer [1986, pp. 35-36] montre que la curiosité désintéressée qui, selon Veblen, est à l’origine de tous les systèmes de représentation du monde, y compris la science, fait écho au concept peircien de « musement ». Celui-ci désigne « une certaine occupation de l’esprit » que Peirce [1908, p. 174] définit comme « le libre exercice de nos capacités », c’est-à-dire « le Jeu Pur ». Quoiqu’il ne s’oppose pas à l’analyse logique, le « musement » est cet état mental où l’homme laisse libre cours à son imagination et sa créativité. Il caractérise notamment la phase d’abduction du processus d’inférence, que celle-ci s’inscrive ou non dans le cadre de l’enquête scientifique. Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister sur la connexité du musement peircien et de la curiosité désintéressée, cette propension « apparentée à l’aptitude au jeu » [1906a, p. 7]. En revanche, cette concordance constitue un point d’entrée pertinent pour appréhender le rapport de l’épistémologie veblenienne à la théorie deweyenne de l’enquête.

Notes
170.

« Le sentiment de croyance est une indication plus ou moins sûre que s’est établie en nous une habitude qui déterminera nos actions » [Peirce, 1877, p. 221].

171.

Outre la méthode scientifique, il existe, selon Peirce [1877], trois façons de fixer la croyance : « la méthode de ténacité », celle « d’autorité » et enfin « la méthode a priori ». Griffin [1998] propose une interprétation des « variations vebleniennes » sur le thème de cette « théorie sociale de la logique », notamment dans The Instinct of Workmanship [1914]. Pour notre part, nous limiterons notre analyse comparative des approches veblenienne et peircienne à la méthode scientifique.

172.

« What the principle of adaptation does for us is, therefore, in the first place, that it makes us guess, and that it guides our guessing. […] It leads to an hypothesis as to the nature of particular things and the laws of their connection ».

173.

« The principle of adaptation cannot give us any new data, nor can it tell us anything new about the data we have ».

174.

« The principle guides us to an hypothesis, but it has nothing to say as to the validity of the hypothesis in the world of reality. […] Experience alone can say whether the hypothesis fits the things it is intended for ; or, rather, it can say whether it appears to fit them, since, inasmuch as an hypothesis never can become an object of experience in the same sense as things are objects of experience, it can also not have that empirical certainty which belongs to our knowledge of individual things ».