2.2.3. Les conceptions veblenienne et deweyenne de la science : connaissance désintéressée versus instrumentalisme

La philosophie instrumentale de John Dewey prend forme entre 1896 et 1904, à l’époque où il dirige le département de philosophie de l’Université de Chicago. Lorsqu’en 1903, Dewey et ses collègues de l’École de Chicago publient les Studies in Logical Theory, en vue de faire connaître les principes de l’instrumentalisme, ni Peirce ni James ne l’interprètent comme une expression de la philosophie pragmatiste [Deledalle, 1983, pp. 55, 64-69]. Quand, peu de temps après, Dewey s’emploie à relier son instrumentalisme à la philosophie peircienne, c’est d’abord vers la célèbre maxime du pragmatisme, énoncée par Peirce dans « Comment rendre nos idées claires », qu’il se tourne : « considérer les effets, pouvant être conçus comme ayant des incidences pratiques, que nous concevons qu’a l’objet de notre conception. Alors, notre conception de ces effets constitue la totalité de notre conception de l’objet » [Peirce, 1878, p. 248]. Tout en faisant sienne la maxime peircienne, Dewey la réinterprète à la lumière de sa propre philosophie instrumentale. Comme le rappelle Rutherford [1998b, p. 251], Peirce concevait cette maxime comme « une façon d’établir la signification d’une idée et non [comme] un test d’acceptabilité. En effet, Peirce était profondément opposé à l’utilisation de la science à des fins d’ingénierie sociale ». Sans rejeter l’interprétation positive que fait Peirce de sa maxime, Dewey va considérer que celle-ci peut aussi constituer un test d’acceptabilité 175 . Pour Dewey, en effet, « une idée vraie » est une « idée qui réussit » [Deledalle, 1983, p. 176]. C’est d’ailleurs à cette assertion que Veblen a parfois identifié le pragmatisme : « ‘pragmatisme’ est le terme qui a été désigné pour contenir ce postulat métaphysique de l’efficacité conçu comme le critère de la réalité », c’est-à-dire le postulat selon lequel « le fait que quelque chose fonctionne est concluant sur sa vérité » 176 [1914, p. 331].

De cette thèse (à laquelle il refuserait sans doute l’appellation de « postulat métaphysique »), Dewey tire une conception de la science ayant vocation à résoudre les problèmes réels auxquels se heurte l’être humain [Deledalle, 1983, pp. 175-177]. Dès lors, l’enquête scientifique ne s’apparente plus à un « Jeu Pur » et désintéressé. Cette approche de la science n’implique pas que celle-ci doive être guidée par la recherche du « profit privé » ou d’un « avantage de classe » [Dewey, 1925, p. 162]. En outre, Dewey [1925, p. 151] ne nie pas que la pratique de la science puisse être, en tant que telle, une source de satisfaction suffisante pour le chercheur. Pour lui, l’enjeu ne réside pas dans la motivation, mais dans la définition de l’objet. Or, « les objets de la science [sont] devenus des instrumentalités » [Dewey, 1925, pp. 150]. Cette affirmation signifie que « les problèmes dont s’occupe l’enquête qui porte sur l’objet social doivent, s’ils remplissent les conditions de la méthode scientifique, (a) naître de tensions, de besoins, de ‘troubles’ sociaux réels, (b) avoir leur objet déterminé par les conditions qui sont les moyens matériels de produire une situation unifiée, et (c) être en relation avec quelque hypothèse, qui soit un plan, une ligne de conduite pour la résolution existentielle de la situation sociale conflictuelle » [Dewey, 1938, p. 602]. La distinction entre les « jugements d’existence », qui affirment « ce qui est », et les « jugements d’évaluation », qui disent « ce qui est meilleur ou plus mauvais », perd alors de son importance puisque les uns et les autres sont élaborés à travers le même processus d’enquête [Deledalle, 1983, p. 181]. En effet, « l’enquête sociale, pour remplir les conditions de la méthode scientifique, doit juger certaines conséquences objectives comme étant la fin qui vaut la peine d’être atteinte dans les conditions données ». Les fins et les valeurs ne doivent pas être considérées comme extérieures à l’enquête scientifique, mais au contraire être « déterminées dans et par le processus de l’enquête » [Dewey, 1938, p. 606].

Veblen récuse une telle caractérisation de la science. Contrairement à Dewey, il considère que la question du mobile gouvernant la production de connaissance est première. Or, pour notre auteur, la science est, par nature, un savoir désintéressé. Sa finalité n’est pas de résoudre les problèmes réels de la vie humaine mais de satisfaire la curiosité des hommes. Comme il l’affirme dans The Higher Learning in America, « le test ultime que les recherches des [scientifiques] modernes appliquent à [la] réalité n’est pas le test de l’utilité mécanique pour les besoins humains, mais uniquement celui de la validité mécanique des faits » 177 [1918c, p. 6]. Pour Veblen, rien ne justifie que les scientifiques soient contraints de définir leur objet dans l’urgence des difficultés qui assaillent la société. Au contraire, l’indépendance de la recherche scientifique vis-à-vis de tout objectif pratique est, selon lui, la condition de son meilleur développement (voir Brette [2003b, pp. 31-34] et infra chap. 8, 1.2.2.). Cela ne signifie pas que Veblen se fait l’apôtre d’une conception éthérée de la science, dans laquelle celle-ci resterait sourde aux problèmes humains. Dans son optique, c’est en se situant par-delà les contingences du moment et les luttes partisanes qu’elle est la mieux à même d’expliquer le monde et de mettre en perspective les difficultés auxquelles sont confrontés les hommes. Si le but de la science n’est pas de prescrire une solution à tout problème, elle a vocation à identifier les différentes perspectives qui s’offrent à la société et à expliciter les enjeux de chacune d’elles. Ross [1991, p. 213] résume très justement cette position en affirmant : « Veblen voulait que la science fournisse un éclairage critique du cours de l’évolution, non qu’elle devienne un instrument pour le contrôler ». Dès lors, « les réserves qu’avait Veblen vis-à-vis du pragmatisme [notamment de l’instrumentalisme deweyen] peuvent être interprétées comme une critique de l’appropriation potentielle de la science à des fins de contrôle social » [Diggins, 1999, p. 29]. En outre, la distinction entre les « jugements d’existence » et les « jugements d’évaluation » a beaucoup plus d’importance pour Veblen qu’elle n’en a pour Dewey 178 . Ainsi, notre auteur affirme clairement que les scientifiques n’ont pas à formuler de jugements de valeur : « la science ne crée rien d’autre que des théories. Elle ne sait rien de la politique ou de l’utilité, du mieux ou du pire » 179 [1906a, p. 19]. Certes, cette assertion ne doit pas occulter le fait que Veblen a lui-même développé des conceptions normatives. Il n’est d’ailleurs pas dans notre intention d’ignorer cet aspect de sa pensée. Cependant, nous rejetons la thèse selon laquelle toute son œuvre devrait être interprétée à la lumière de cette contribution normative [Bush, 1999].

Comme l’affirme Tilman [1995, p. 246], « le corpus que constitue l’œuvre de Veblen peut être fractionné en des composantes empirique, normative et prudente, c’est-à-dire ce qui est, ce qui devrait et ce qui peut être » 180 . La composante empirique ou, plus précisément, positive 181 correspond au projet scientifique de Veblen. Son objet exclusif est de produire des jugements de fait. Si, pour lui, les jugements de valeur occupent une place primordiale dans l’enquête scientifique (du moins en sciences sociales), c’est uniquement comme objet d’investigation, en tant qu’ils relèvent des institutions à étudier. Tout en soulignant l’impossible neutralité axiologique du scientifique, Veblen affirme que le chercheur doit s’efforcer de faire abstraction de ses propres jugements de valeur dans le processus d’enquête. S’y refuser, c’est renoncer à la pratique scientifique et s’engager sur le terrain de la pensée normative, dont le but est précisément de produire des jugements de valeur. Comme nous le verrons (infra chap. 8, 1.2.2.), les conceptions normatives de Veblen s’appuient sur sa distinction entre les connaissances techniques et les connaissances pragmatiques. À cet égard, l’analyse veblenienne de ces deux formes de savoir s’apparente plus à la perspective instrumentaliste de Dewey, que son approche de la science. Pour Veblen, en effet, les savoirs technique et pragmatique sont de nature instrumentale. En particulier, la thèse selon laquelle la connaissance technique constituerait l’indispensable moyen d’adaptation de l’homme à son milieu de vie est loin d’être étrangère à la pensée deweyenne [Renault, 1997, pp. 35-36]. Cependant, là où Dewey affirme que les jugements de valeur doivent émerger de l’enquête en fonction du problème particulier à traiter, les conceptions normatives de Veblen reposent sur des « fins génériques de la vie », c’est-à-dire des « critères de jugement transculturels » [Sheehan & Tilman, 1992, pp. 200-201]. Enfin, Tilman [1995] définit une troisième composante correspondant à la dimension prospective de l’œuvre de Veblen. La prospective se distingue de l’analyse normative en ce qu’elle n’implique pas la formulation de jugements de valeur. En revanche, le fait de la différencier de la science stricto sensu est plus discutable. Tilman décide néanmoins de l’isoler sous le terme de « composante prudente »,de façon à mettre en exergue la conception restreinte qu’en a Veblen. En effet, la capacité prospective de la science moderne est contrainte par son approche non téléologique de l’évolution. Puisque les phénomènes sont conçus comme s’inscrivant dans un processus « aveugle », toute prédiction doit être formulée avec circonspection et sur un horizon temporel limité au « futur calculable » [Eby, 1998, p. 701]. Autrement dit, « [la] conception [veblenienne] de la science est modeste ; sa faculté prédictive est sans prétention, ses prévisions hypothétiques et provisoires » [Tilman, 1995, p. 241]. De fait, si Veblen est prompt à se projeter dans l’avenir, c’est généralement sous la forme de plusieurs scénarios très différents les uns des autres. Cette nécessaire prudence dans la formulation des hypothèses prospectives est l’une des nombreuses implications que Veblen tire du darwinisme.

Notes
175.

Peirce en viendra d’ailleurs à qualifier sa philosophie de « pragmaticisme » pour la distinguer des « pragmatismes » de James et Dewey [Mirowski, 1988, p. 61].

176.

« ‘Pragmatism’ is the term that has been elected to cover this metaphysical postulate of efficiency conceived as the bench-mark of actuality » ; « the fact that it works is conclusive of its truth ».

177.

« The final test of this reality about which the inquiries of modern men so turn is not the test of mechanical serviceability for human use, but only of mechanistically effectual matter-of-fact ».

178.

L’articulation des faits et des valeurs dans la pensée veblenienne fera l’objet d’une analyse spécifique infra chap. 8, 1.1. Nous en exposons ici les grandes lignes.

179.

« Science creates nothing but theories. It knows nothing of policy or utility, of better or worse ».

180.

« The corpus of Veblen’s work can be broken into empirical, normative and prudential components, that is, the is, the ought and the what can be ».

181.

Le terme empirique peut être interprété comme s’opposant à théorique. Il serait alors inadéquat pour caractériser la démarche de Veblen, son but étant d’élaborer une théorie, non de simples descriptions (cf. infra chap. 4).