2.3.1. La pensée darwinienne comme archétype de la « science moderne »

Si l’épistémologie veblenienne est largement discordante avec l’instrumentalisme deweyen, Veblen et Dewey ont tous deux été profondément marqués par la révolution intellectuelle qu’a constituée l’apparition du darwinisme. Comme l’affirme Gérard Deledalle [1983, p. 54] dans son essai sur La philosophie américaine, « l’influence du darwinisme sur la philosophie fut considérable, plus négative cependant que positive, en ce sens que les philosophes ne transposèrent pas purement et simplement les thèses de Darwin dans leur philosophie, mais furent amenés à cause d’elles à rejeter la lumière ‘fixiste’ de penser qui était celle de la philosophie depuis ses origines ». De notre point de vue, cette affirmation résume très bien l’influence du darwinisme sur la pensée de Veblen. Pour lui, en effet, l’œuvre de Darwin est l’illustration la plus frappante des changements qui se sont produits dans l’objet et la méthode scientifiques au milieu du XIXe siècle. Elle témoigne mieux qu’une autre de « l’esprit de son temps », lequel est principalement marqué par le développement du machinisme (cf. supra 1.3.2. dans ce chapitre). Veblen ne la regarde donc pas comme une singularité dont aurait dérivé une refonte générale de la science. Selon lui, elle peut être considérée comme l’archétype de la science moderne, parce qu’elle en a synthétisé de façon magistrale tous les attributs. À cet égard, Veblen [1908b, p. 36] affirme que « cette utilisation du nom de Darwin n’insinue pas que son œuvre soit l’élément principal de cette période de la science. […] Mais selon un usage courant parmi les scientifiques, nous en sommes venus à parler de science pré-darwinienne et post-darwinienne et à admettre qu’il existe une différence significative de point de vue entre l’ère scientifique qui a précédé et celle qui a suivi l’époque à laquelle son nom appartient » 182 . En outre, l’importance de la pensée darwinienne ne réside pas dans la validité de ses résultats. Peu importe que ses théories aient été en partie remises en cause. Leur valeur est avant tout d’ordre méthodologique 183 . Or, « l’objet et la méthode que Darwin et la génération dont il est le porte-parole ont donnés à l’investigation scientifique n’ont, pour l’essentiel, pas été contestés, si ce n’est par ce contingent de croyants qui va diminuant et qui, par la pesanteur d’une formation particulière ou d’une disposition innée, n’est pas sensible à la discipline du processus de la machine » 184 [1904a, p. 370].

Selon ce « darwinisme méthodologique » [Gislain, 1999 ; 2000], l’objet de la science est toujours d’élaborer une théorie de quelque processus dont la cause première et la fin ultime sont exclues du champ d’analyse. Autrement dit, la science « post-darwinienne » se garde de toute spéculation métaphysique sur l’origine du monde, de même qu’elle rejette toute hypothèse de prédestination. Ainsi, la science moderne vise à théoriser « un processus génétique d’évolution […] conçu uniquement en termes de forces mécaniques aveugles, sans recourir à l’imputation d’une tendance téléologique ou la personnalisation d’une initiative » 185 [1914, p. 328]. Cette approche n’exclut cependant pas la prise en compte de la volonté humaine dans l’explication des processus. Elle affirme simplement que l’intentionnalité elle-même doit pouvoir être interprétée en termes causals [Hodgson, 2002a, pp. 268-269]. En effet, « le postulat fondamental de la science évolutionniste, la préconception qui est constamment sous-jacente à l’investigation, est la notion de séquence causale cumulative » 186 [1900, p. 176]. Ce postulat de la causalité cumulative implique « le principe de détermination [‘principle of determinacy’] » selon lequel « tout événement a une cause » de sorte qu’il n’existe pas de « cause non causée » 187 , pas même l’intentionnalité humaine [Hodgson, 2002a]. Nous verrons ultérieurement (infra chap. 4, 2.2.2.) comment Veblen a appliqué ce principe et ses corollaires méthodologiques à l’économie. Pour l’heure, il s’agit d’expliciter les implications épistémologiques que Veblen a tirées de cette « philosophie de l’évolution » [Daugert, 1950].

Notes
182.

« This use of Darwin’s name does not imply that this epoch of science is mainly Darwin’s work. […] But by scientifically colloquial usage we have come to speak of pre-Darwinian and post-Darwinian science, and to appreciate that there is a significant difference in the point of view between the scientific era which preceded and that which followed the epoch to which his name belongs ».

183.

Geoffrey M. Hodgson [2003a, p. 88] ne dit pas autre chose, lorsqu’il affirme : « pour Veblen, la philosophie sous-jacente de Darwin était même plus importante que sa théorie ».

184.

« The scope and method given to scientific inquiry by Darwin and the generation whose spokesman he is has substantially not been questioned, except by that diminishing contingent of the faithful who by force of special training or by native gift are not amenable to the discipline of the machine process ».

185.

« A genetic process of evolution […] conceived in terms of blind mechanical forces alone, without the help of imputed teleological bias or personalised initiative »

186.

« The prime postulate of evolutionary science, the preconception constantly underlying the inquiry, is the notion of a cumulative causal sequence ».

187.

Il s’agit de la seule forme de déterminisme inhérente au darwinisme. Hodgson [2002a] distingue ce « darwinisme ontologique » du « déterminisme de type prévisibilité [‘predictability determinism’] » (il est possible de prédire n’importe quel événement dès lors que l’on dispose de toutes les lois de la nature et d’une description suffisamment précise des événements passés) et du « déterminisme de la régularité [‘regularity determinism’] » (« étant donné A, B doit se produire » où A est une description exhaustive de l’état du monde et B une issue unique).