2.3.2. L’objet d’une épistémologie « évolutionniste » : une approche « post-darwinienne » de la connaissance et du point de vue scientifiques

Puisque « la science moderne exige une analyse génétique des phénomènes dont elle traite » 188 , une analyse de la science elle-même devrait aussi se conformer à la méthode « génétique » ou « évolutionniste » [1908b, p. 39]. Veblen a parfaitement conscience de cette nécessité logique, comme en témoigne la première phrase de son article « The Evolution of the Scientific Point of View » : « un examen du point de vue scientifique qui procède explicitement de ce point de vue même, a nécessairement l’apparence d’un argument circulaire et tel est, en grande partie, la nature de ce qui suit » 189 [1908b, p. 32]. L’adoption des préconceptions « évolutionnistes » exige, tout d’abord, de se défaire de l’idée selon laquelle la recherche scientifique tendrait, même asymptotiquement, vers une vérité universelle et définitive. La croyance en des résultats définitivement établis est la marque d’une préconception « pré-darwinienne ». Dans une perspective « évolutionniste », les résultats de la science doivent être considérés comme des « dispositifs provisoires de travail » [1904, pp. 371-372], les fruits éphémères d’un processus de recherche qui ne pourra « atteindre un terme final dans quelque direction que ce soit » [1908b, pp. 35-36]. On notera que cette idée préfigure, par certains aspects, l’approche paradigmatique de Thomas S. Kuhn [1962]. Comme Veblen, Kuhn récuse la vue selon laquelle la science tendrait vers la mise à jour d’une vérité prédéterminée qui s’imposerait progressivement aux hommes et finirait nécessairement par emporter leur adhésion 190 [Argyrous & Sethi, 1996, p. 491].

Cependant, le raisonnement ne peut en rester là. Si l’on est conséquent avec le point de vue « évolutionniste », la notion « post-darwinienne » d’évolution devrait s’appliquer non seulement aux théories scientifiques, mais aussi à la science, en tant que mode de représentation systématique du monde. Comme nous l’avons vu (supra chap. 1, 2.1. et section 1 dans ce chapitre), Veblen affirme que la connaissance désintéressée étant de nature institutionnelle, son contenu évolue dans la mesure où la matrice institutionnelle de la société se transforme elle-même. Par conséquent, les « canons de réalité, ou de vérité, [auxquels s’est conformée la connaissance désintéressée] ont varié de temps à autre, ou plutôt ont changé de façon intempérante au cours du temps, selon les mutations de l’expérience » 191 [1918c, p. 6]. Dès lors, il n’y a pas de raison de supposer que ce principe d’évolution ne s’applique pas au point de vue « évolutionniste » lui-même. Or, Veblen a non seulement admis « l’autoréférentialité de [sa] théorie des préconceptions », mais il en a tiré les conséquences épistémologiques [Samuels, 1990b] 192 .

Tout d’abord, le point de vue « évolutionniste » est semblable à tous les modes de représentation du monde qui l’ont précédé en ce qu’il repose sur « un postulat non prouvé et non prouvable » qui lui donne sa spécificité. Cette « préconception métaphysique » qu’est le postulat de la causalité cumulative dérive des caractéristiques institutionnelles propres aux pays occidentaux industrialisés, depuis le milieu du XIXe siècle [1908b, p. 33]. Puisque le point de vue « évolutionniste » est le produit d’un système institutionnel particulier, sa perpétuation est conditionnée à la pérennité de ce système. On ne peut, du moins, écarter l’hypothèse qu’il s’éteigne si ce « complexe culturel » venait à disparaître. Selon Veblen [1918c, p. 111], « la foi en, et l’aspiration à la connaissance qui s’en tient aux faits sont trop profondément enracinées dans la communauté moderne et s’accordent trop bien avec sa tournure d’esprit au travail, pour être supplantées par toute autre fin objective étrangère à elles ; au moins pour le moment et jusqu’à ce qu’une force plus puissante que la discipline technologique de la vie moderne ne prenne la primauté parmi les facteurs de la civilisation et donne, par là même, naissance à une culture de nature différente de celle qui a amené cette science moderne et l’a placée au centre des affaires humaines  » 193 [nous soulignons]. Inversement, si les institutions qui ont engendré le point de vue « évolutionniste » se perpétuent, on peut supposer que celui-ci tendra à se généraliser à toutes les disciplines, en particulier l’économie : « à condition que les exigences pratiques de la vie industrielle moderne restent de même nature qu’aujourd’hui et continuent donc à imposer la méthode impersonnelle de connaissance, la tournure d’esprit (fondamentalement animiste) qui s’appuie sur l’idée d’une normalité ultime sera, tôt ou tard, supplantée dans le domaine de la recherche économique par cette tournure d’esprit (fondamentalement matérialiste) qui cherche à comprendre les faits en termes de séquence cumulative » 194 [1898a, p. 81].

Bien qu’il ait parfois fait montre d’un optimisme excessif [Argyrous & Sethi, 1996, p. 490], Veblen n’affirme pas de façon catégorique que le point de vue « évolutionniste » finira nécessairement par s’imposer dans les sciences sociales. En effet, une telle prédiction violerait le principe de non téléologie attaché à l’approche « évolutionniste ». Veblen précise bien que sa conjecture ne vaut que dans la mesure où les conditions institutionnelles qui ont donné naissance au point de vue scientifique moderne sont amenées à perdurer. En tous les cas, que celui-ci doive péricliter ou se généraliser, ce sera selon un processus « évolutionniste » de causalité cumulative. Wesley Clair Mitchell [1936, pp. 311-312] résume très bien la seconde hypothèse, lorsqu’il déclare : « le point de vue darwinien […] se répandra dans les sciences sociales, non parce qu’il est moins métaphysique que ceux qui l’ont précédé ou plus proche de la vérité (quoi que cela puisse signifier), mais parce qu’il est mieux en harmonie avec les pensées engendrées par le travail quotidien au vingtième siècle ». Cette idée est essentielle en ce qu’elle permet d’éclairer les raisons pour lesquelles Veblen a répété maintes fois qu’il était hors de propos de juger la valeur de l’approche « évolutionniste » relativement aux autres modes de représentation du monde.

Notes
188.

« Modern science demands a genetic account of the phenomena with which it deals ».

189.

« A discussion of the scientific point of view which avowedly proceeds from this point of view itself has necessarily the appearance of an argument in a circle ; and such in great part is the character of what here follows ».

190.

Les deux auteurs se distinguent, à cet égard, de l’épistémologie peircienne [Deledalle, 1990, p. 156]. Selon Peirce [1878, p. 257], en effet, « les résultats [scientifiques] convergeront constamment vers un point central prédestiné. […] Cette activité de la pensée qui nous emporte, non pas où nous voulons, mais à un but fixé d’avance, semble être l’œuvre de la destinée. […] L’opinion sur laquelle il est fatal que tous les chercheurs finissent par s’accorder est ce que nous appelons le ‘vrai’, et l’objet représenté dans cette opinion est le réel ».

191.

« These canons of reality, or of verity, have varied from time to time, have in fact varied incontinently with the passage of time and the mutations of experience ».

192.

Bien que nous adhérions largement à l’argumentation de Warren J. Samuels [1990b], notre approche du problème diverge de la sienne dans la mesure où notre point de départ n’est pas le même. En effet, Samuels [1990b, p. 718] considère que la théorie veblenienne de la connaissance est entièrement réductible à l’opposition entre la « préconception animiste ou téléologique » et la « préconception qui s’en tient aux faits ». Cette interprétation le conduit notamment à regrouper la science et la technologie modernes dans la seconde catégorie. Pour des raisons que nous avons déjà longuement exposées (supra chap. 1), nous nous garderons d’une telle assimilation et limiterons notre analyse à la connaissance désintéressée.

193.

« The faith in and aspiration after matter-of-fact knowledge is too profoundly ingrained in the modern community, and too consonant with its workday habit of mind, to admit of its supersession by any objective end alien to it, – at least for the present and until some stronger force than the technological discipline of modern life shall take over the primacy among the factors of civilization, and so give us a culture of a different character from that which has brought on this modern science and placed it at the centre of things human ».

194.

« Provided the practical exigencies of modern industrial life continue of the same character as they now are, and so continue to enforce the impersonal method of knowledge, it is only a question of time when that (substantially animistic) habit of mind which proceeds on the notion of a definitive normality shall be displaced in the field of economic inquiry by that (substantially materialistic) habit of mind which seeks a comprehension of facts in terms of a cumulative sequence ».