2.3.3. La justification de la supériorité du point de vue scientifique « post-darwinien » : une question « extra-évolutionniste »

Veblen [1898a, p. 81] affirme que « la méthode récente [i.e. ‘évolutionniste’] pour appréhender et assimiler les faits et les comprendre en vue de les connaître peut être meilleure ou pire, avoir plus ou moins de mérite ou de pertinence que l’ancienne […]. Mais tout cela n’a rien à voir avec la question présente » 195 . Peukert [2001] interprète ce type d’assertion à la lumière de la thèse selon laquelle le but de Veblen serait uniquement de porter « une critique radicale et déconstructive de ce qu’il appelait les habitudes de pensée répandues » [Peukert, 2001, p. 544, nous ajoutons les guillemets dans la citation]. Selon lui, non seulement Veblen n’aurait nullement en vue de contribuer de façon positive au développement d’une économie « évolutionniste », mais il serait très critique à l’égard du point de vue scientifique moderne. Cependant, cette interprétation sous-estime grandement l’apport de Veblen à l’élaboration d’une théorie de l’évolution institutionnelle. En outre, il n’est pas nécessaire de recourir à cette thèse extrême pour comprendre l’affirmation ci-dessus.

Comme le souligne Tony Lawson [2002, p. 283], celle-ci « prouve non pas que Veblen déniait la possibilité que les méthodes scientifiques aient un mérite intrinsèque, mais uniquement qu’il considérait de telles questions comme n’ayant pas de rapport avec le processus selon lequel une méthode spécifique est ou non adoptée ». En effet, Veblen souhaitait élaborer une « épistémologie évolutionniste » [Lawson, 2002, p. 290 note 4], c’est-à-dire une théorie de l’évolution du point de vue scientifique, conçue comme un processus non téléologique de causalité cumulative. Or, toute considération sur la valeur respective des différentes méthodes scientifiques est étrangère à ce processus. De fait, « un point de vue scientifique est un consensus d’habitudes de pensée en vigueur dans la communauté ; et le scientifique est contraint de croire que ce consensus est formé en réponse à une discipline d’habituation plus ou moins constante à laquelle la communauté est soumise et qu’il ne peut s’étendre et maintenir sa vigueur que dans la mesure où, et aussi longtemps que la discipline d’habituation exercée par les circonstances de la vie l’impose et le renforce » 196 [1908b, pp. 38-39]. Cependant, cela n’implique pas que Veblen considère lui-même que toutes les méthodes scientifiques se valent. Ainsi, « on peut approuver ou blâmer le fait que [l’]interprétation matérialiste et dépouillée des choses se répande dans la pensée moderne ». Néanmoins, « c’est une question de goût sur laquelle il n’y a pas lieu de débattre » 197 [1906a, p. 29]. Autrement dit, elle n’importe pas dans le cadre d’une épistémologie « évolutionniste ». Si le point de vue « post-darwinien » en vient à s’imposer dans les sciences sociales, c’est uniquement parce qu’il sera adapté aux caractéristiques institutionnelles de la situation. S’il est, aux yeux de Veblen, souhaitable qu’il s’impose, c’est pour des raisons indépendantes de celles qui détermineront sa généralisation éventuelle. Ce second problème (pourquoi les sciences sociales devraient-elles adopter la méthode « post-darwinienne » ?) appelle donc des arguments spécifiques.

Selon Lawson [2002], Veblen justifierait la supériorité de la méthode « évolutionniste » relativement au point de vue « pré-darwinien » par son plus grand réalisme. Cette thèse est accréditée par certaines assertions de notre auteur. Il affirme, en particulier, que « l’abandon, quelque peu réticent mais cumulatif, du point de vue archaïque [i.e. ‘pré-évolutionniste’] » constitue un mouvement « dans la direction réaliste » [1898a, p. 63]. Dans la même veine, il qualifie le point de vue « post-darwinien » de « tournure d’esprit réaliste ou évolutionniste » [1898a, p. 69]. Cependant, Veblen exprime aussi des réserves quant à la possibilité de fonder la supériorité de l’approche « évolutionniste » sur le critère du réalisme. Ainsi, il souligne la faiblesse de l’argument avancé par les théoriciens « post-darwiniens », selon lequel « leur différence essentielle [serait] qu’ils sont réalistes », c’est-à-dire qu’« ils traitent des faits ». En effet, « en ce sens, l’économie [‘pré-évolutionniste’], elle aussi, est réaliste : elle traite des faits, souvent de la façon la plus méticuleuse qui soit et, récemment, avec une obstination de plus en plus résolue à n’admettre que la seule efficacité des données. Mais ce ‘réalisme’ ne fait pas de l’économie une science évolutionniste » 198 [1898a, p. 58]. Comment comprendre, dès lors, la position de Veblen ? Le problème qu’il soulève est celui de la définition du réalisme : si la méthode « évolutionniste » constitue un progrès en la matière, il ne peut être simplement mesuré par l’attention portée aux faits. Il faut donc donner un autre fondement au réalisme de l’approche « post-darwinienne ».

C’est, d’une certaine façon, ce que fait Veblen [1898a, p. 80] en affirmant que « les lois et les théorèmes [‘pré-évolutionnistes’] sont ‘irréels’ pour [les scientifiques ‘post-darwiniens’] parce qu’ils ne peuvent pas être appréhendés dans les termes que ceux-ci utilisent lorsqu’ils traitent des faits dont ils se préoccupent habituellement » 199 . Autrement dit, le réalisme des théories « évolutionnistes » résiderait dans l’importance qu’elles accordent au principe de causalité cumulative dans l’interprétation des phénomènes. Or, ce principe n’est autre que le postulat métaphysique qui donne sa spécificité au point de vue « post-darwinien ». Cette définition du réalisme est donc clairement autoréférentielle. Par conséquent, elle ne saurait, à elle seule, justifier la supériorité de la méthode « évolutionniste ».

Comme l’affirme Lawson [2002, p. 284], Veblen semble donner un fondement « ontologique » à la supériorité de la méthode « évolutionniste » : « en bref, la méthode évolutionniste est […] une méthode adaptée pour traiter d’une réalité d’un certain type ou d’une certaine nature », c’est-à-dire de « séquence quantitative » ou d’« enchaînement mécanique dans les événements ». De fait, comme nous le verrons dans notre prochain chapitre (cf. infra chap. 3, 2.2.2.), cette idée est au cœur de sa critique des économistes marginalistes. Selon Veblen, en effet, leurs postulats les enfermeraient dans une conception « pré-darwinienne » de la science qui les empêcheraient d’appréhender les phénomènes économiques dans une perspective véritablement dynamique. Lawson souligne, néanmoins, combien Veblen fait preuve de retenue pour exprimer son soutien au point de vue « post-darwinien ». D’après lui, cette réserve s’expliquerait par la volonté de notre auteur de ne pas brouiller son message principal qui était d’exposer son épistémologie « évolutionniste ». Tout en adhérant à cet argument, un autre facteur peut, nous semble-t-il, expliquer ses scrupules à exposer les mérites intrinsèques de la méthode « évolutionniste ».

Selon nous, une autre raison pour laquelle Veblen est favorable à l’approche de la science moderne relève directement de ses conceptions normatives. Or, comme nous l’avons déjà noté, notre auteur affirme que les scientifiques n’ont pas à faire état de leurs propres jugements de valeur. Puisque son épistémologie « évolutionniste » se veut une analyse scientifique, elle doit donc se garder de toute considération normative. C’est ce à quoi veille scrupuleusement Veblen dans ses deux principaux articles épistémologiques [1906a ; 1908b]. En revanche, d’autres écrits permettent d’éclairer le rapport de la science moderne à ses conceptions normatives. L’un des principaux mérites que Veblen semble reconnaître à la science « post-darwinienne » est sa contribution à l’augmentation de la « rationalité sociale » [Tilman, 1999, p 105]. En effet, le point de vue scientifique moderne concourt, selon lui, au développement d’institutions propices à l’efficacité industrielle de la société et donc à l’accroissement du « bien commun » (cf. infra chap. 8, 1.2.). Il déclare ainsi : « la tournure d’esprit qui se prête le mieux aux fins d’une communauté industrielle et pacifique est ce tempérament qui s’en tient aux faits et pour qui les faits matériels ont comme unique valeur celle d’être les éléments bruts d’un enchaînement mécanique. C’est cette disposition d’esprit qui n’impute pas, de façon instinctive, une propension animiste aux choses, qui ne fait pas appel à une intervention surnaturelle pour expliquer les phénomènes compliqués et qui ne compte pas sur une main invisible pour orienter le cours des événements au bénéfice de l’homme. Pour satisfaire aux exigences de la plus haute efficacité économique dans les conditions modernes, l’habitude d’appréhender le monde et son évolution, en termes de force et de séquences quantitatives et objectives est nécessaire » 200 [1899a, pp. 304-305].

On notera que cette citation ne remet pas en cause la distinction entre les connaissances désintéressée, technique et pragmatique, sur laquelle nous avons insisté tout au long de cette première partie. L’impact positif de la science moderne sur l’efficacité industrielle tient principalement à l’orientation que celle-là donne aux habitudes de pensée dans la société. Il n’implique nullement que la science perde sa nature de connaissance désintéressée, en devenant un simple moyen du progrès technique. Au contraire, comme nous le verrons lorsque nous discuterons plus précisément ses conceptions normatives, Veblen affirme que la contribution de la science au « bien commun » est proportionnelle au degré d’autonomie de la recherche scientifique.

Notes
195.

« The later method of apprehending and assimilating facts and handling tems for the purposes of knowledge may be better or worse, more or less worthy or adequate, than the earlier […]. But all that is beside the present point ».

196.

« A scientific point of view is a consensus of habits of thought current in the community, and the scientist is constrained to believe that this consensus is formed in response to a more or less consistent discipline of habituation to which the community is subjected, and that the consensus can extend only so far and maintain its force only so long as the discipline of habituation exercised by the circumstances of life enforces it and backs it up ».

197.

« One may approve or one may deprecate the fact that this opaque, materialistic interpretation of things pervades modern thinking. That is a question of taste, about which there is no disputing ».

198.

« Economics, too, is realistic in this sense : it deals with facts, often in the most painstaking way, and latterly with an increasingly strenuous insistence on the sole efficacy of data. But this ‘realism’ does not make economics an evolutionary science ».

199.

« The laws and theorems are ‘unreal’ to them because they are not to be apprehended in the terms which these men make use of in handling the facts with which they are perforce habitually occupied ».

200.

« The habit of mind which best lends itself to the purposes of a peaceable, industrial community, is that matter-of-fact temper which recognises the value of material facts simply as opaque items in the mechanical sequence. It is that frame of mind which does not instinctively impute an animistic propensity to things, nor resort to preternatural intervention as an explanation of perplexing phenomena, nor depend on an unseen hand to shape the course of events to human use. To meet the requirements of the highest economic efficiency under modern conditions, the world process must habitually be apprehended in terms of quantitative, dispassionate force and sequence ».