Partie 2. Le projet scientifique veblenien : pour une révolution épistémologique en économie

Introduction à la deuxième partie

Selon Veblen [1898a, p. 56], « l’économie est désespérément en retard sur son temps et incapable de traiter son objet d’une façon qui l’autorise à se présenter comme une science moderne » 202 . S’il se fait historien de la pensée économique, c’est pour expliquer en quoi et pourquoi « l’économie n’est pas une science évolutionniste » [1898a, p. 57], son but étant précisément de jeter les bases d’un projet scientifique visant à y remédier.

La façon dont Veblen aborde l’histoire des théories économiques peut être vue comme un cas d’application de la méthode « génétique » qui caractérise, selon lui, la science « post-darwinienne » (cf. infra chap. 4, 2.2.2.). Cette approche fondée sur la notion de « descendance » consiste en une « démarche rétrospective [‘backward-looking’] à la recherche des origines d’un phénomène que l’on peut observer aujourd’hui » [Stahl-Rolf, 2000, p. 895]. Il s’agit en l’occurrence de retracer la « généalogie sociale » de la science économique, telle qu’elle se présente à lui au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette investigation le conduit à la conclusion que les théories économiques qui lui sont contemporaines s’appuient sur des préconceptions d’un autre temps. En particulier, les théories subjectives de la valeur ne constituent, à ses yeux, qu’un simple prolongement de la pensée classique, littéralement une « économie néoclassique », expression dont il est l’inventeur [Aspromourgos, 1986] (chapitre 3).

Ce ne sont pas les préconceptions des économistes en tant que telles, que critique Veblen, mais leur inertie en regard de l’évolution institutionnelle des sociétés industrialisées et des avancées de la science dans d’autres champs disciplinaires. Ainsi, il reproche aux économistes de ne pas avoir intégré les conséquences institutionnelles du développement du machinisme et en particulier les profonds changements qu’il a suscités dans la méthode scientifique. À cet égard, sa critique ne s’arrête pas aux frontières de l’économie classique et marginaliste. Elle vise également la pensée marxienne et les écoles historiques allemandes, quoique son jugement sur ces dernières diffère grandement selon les auteurs. Enfin, la pensée évolutionniste 203 elle-même n’échappe pas à toute critique. Veblen souligne ainsi les insuffisances de l’évolutionnisme spencérien, qui est loin, selon lui, d’avoir rompu avec toutes les préconceptions « pré-darwiniennes ». L’économie veblenienne prétend, pour sa part, épouser entièrement le point de vue de la science moderne dont Darwin serait le meilleur représentant (chapitre 4).

Notes
202.

« Economics is helplessly behind the times, and unable to handle its subject-matter in a way to entitle it to standing as a modern science ».

203.

Rappelons que lorsque nous l’employons sans guillemets, le terme évolutionnisme doit être entendu en son sens le plus large et non dans l’acception spécifique que lui donne Veblen (cf. supra Introduction générale 3.).