1.1.1. La physiocratie comme point de départ de l’histoire de la pensée économique

Pour Veblen [1899b], l’histoire de la pensée économique débute véritablement avec la physiocratie. Pour autant, il n’ignore pas l’existence de théories économiques plus anciennes. Ses écrits contiennent en particulier quelques références aux conceptions scolastiques et mercantilistes 206 . Néanmoins, ces idées s’inscrivent dans des systèmes de pensée dont la finalité est moins économique que théologique (au moins pour la scolastique) et politique. Selon Veblen, la physiocratie se veut, quant à elle, un système analytique dont le but principal est d’expliquer les mécanismes qui régissent l’ordre économique de la société. Certes, la pensée physiocratique est, elle aussi, loin d’être exempte de toute considération théologique et politique 207 . Cependant, Veblen estime qu’elle se distingue d’abord par sa conformité aux canons scientifiques en vigueur dans l’Europe continentale du dix-huitième siècle. Ainsi, « les spéculations des physiocrates sont généralement considérées comme la première manifestation claire et globale de théorie économique dont le contenu annonce les travaux théoriques ultérieurs. On peut donc prendre le point de vue physiocratique comme le point de départ d’une étude visant à retracer ce changement de buts et de méthodes d’analyse qui se laisse à voir dans les développements récents des économistes lorsqu’on les compare aux travaux d’écrivains plus anciens » 208 [1899b, p. 87].

De façon générale, la méthode « génétique », qui est celle de la science moderne, se préoccupe peu des questions de commencement absolu. L’origine d’un processus est toujours définie relativement à l’objet de l’investigation. Par conséquent, si Veblen considère la physiocratie comme le début de l’histoire de la pensée économique, c’est parce que sa démonstration n’exige pas de remonter en amont. Cela ne signifie nullement qu’une rupture fondamentale sépare le système physiocratique des théories antérieures. Veblen [1898a, pp. 64-65] affirme, au contraire, que « le processus de changement, relatif au point de vue ou aux termes de la formulation ultime de la connaissance, est graduel […]. L’histoire de la science [économique] est un parcours long et tortueux de désintégration de l’animisme – depuis l’époque des auteurs scolastiques qui discutaient l’usure du point de vue de sa relation à la suzeraineté divine, jusqu’à celle des physiocrates qui fondaient leur raisonnement sur un ‘ordre naturel’ et une ‘loi naturelle’, laquelle déterminait ce qui était substantiellement vrai et, d’une façon générale, orientait le cours des événements par la contrainte de l’unité logique » 209 .

Notes
206.

Pour les premières, voir [1904, p. 363 ; 1906a, pp. 11-12 ; 1908b, pp. 48-49 ; 1914, pp. 253-257 ; 1918c, pp. 23-28], pour les secondes, [1901, p. 297 ; 1904, pp. 285-286 ; 1914, p. 190 ; 1915b, pp.  178, 184, 211 ; 1917, p. 206].

207.

À cet égard, Cartelier [1991] affirme que la doctrine physiocratique résulte essentiellement d’une réflexion politique visant à légitimer l’ordre social de l’Ancien Régime.

208.

« The speculations of the Physiocrats are commonly accounted the first articulate and comprehensive presentation of economic theory that is in line with later theoretical work. The Physiocratic point of view may, therefore, well be taken as the point of departure in an attempt to trace that shifting of aims and norms of procedure that comes into view in the work of later economists when compared with earlier writers ».

209.

« The process of change in the point of view, or in the terms of definitive formulation of knowledge, is a gradual one […]. This history of the science shows a long and devious course of disintegrating animism, – from the days of the scholastic writers, who discussed usury from the point of view of its relation to the divine suzerainty, to the Physiocrats, who rested their case on an ‘ordre naturel’ and a ‘loi naturelle’ that decides what is substantially true and, in a general way, guides the course of events by the constraint of logical congruence ».