1.1.2. L’homme, la Nature et Dieu : à la recherche des préconceptions téléologiques de la physiocratie

Dans une perspective qui annonce son approche générale de l’évolution de la connaissance désintéressée (cf. supra chap. 2, section 1), Veblen [1899b ; 1899c ; 1900] affirme que les préconceptions qui sous-tendent les théories économiques reflètent certaines caractéristiques institutionnelles de la société dans laquelle ces théories ont été élaborées. « L’attitude spirituelle d’une génération donnée d’économistes est donc, en grande partie, un développement particulier des idéaux et préconceptions courants dans le monde qui les entoure » 210 [1899b, p. 86]. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la physiocratie exprime certaines vues communément admises dans la société française de son temps. Ainsi, elle est, selon Veblen [1899b, p. 95], entièrement imprégnée de « la métaphysique du sens commun du dix-huitième siècle » 211 , laquelle appréhende le monde comme étant régi par des lois naturelles œuvrant pour l’accomplissement de fins prédéterminées. La physiocratie est donc essentiellement « une théorie de l’action de la Loi de la Nature (loi naturelle) dans sa dimension économique » 212 . Pour justifier cette assertion, Veblen [1899b, p. 87] en appelle à l’article « Droit naturel » de François Quesnay 213 , dont il cite l’extrait suivant : « les lois naturelles sont ou physiques ou morales. On entend ici par loi physique le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. On entend ici par loi morale la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain. Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Être-Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles » [Quesnay, 1991, p. 83].

Pour Veblen, ces quelques phrases représentent le substrat du système physiocratique. Ainsi, toutes les théories des physiocrates dériveraient in fine de leur représentation « animiste ou quasi-spirituelle » du monde [1899b, p. 89]. C’est elle, en effet, qui détermine la conception physiocratique de la vérité. Celle-ci réside dans les lois de l’ordre naturel. Bien que ces lois soient « immuables et irréfragables », leur application demeure incertaine. Pour Veblen, cet écart entre la vérité et les faits résulte de la coexistence, dans ce système, de deux formes de téléologie. « La grande loi de l’ordre naturel a le caractère d’une propension œuvrant pour une fin, pour l’accomplissement d’un but » 214 [1899b, p. 88]. Rien ne peut s’opposer à cette inclination, si ce n’est une contre-tendance similaire, c’est-à-dire téléologique. Or, il n’y a que le comportement humain qui ait cette caractéristique. Il est donc seul à même d’entraver la réalisation de la fin de la nature. Dès lors, tout l’enjeu du système physiocratique serait d’expliquer pourquoi et comment l’action de l’homme doit être mise en conformité avec les lois naturelles. La première partie de la démonstration réside dans l’idée que ces lois sont non seulement l’expression de la vérité absolue mais qu’elles sont salutaires. En effet, « la fin objective de cette propension qui détermine le cours de la nature est le bien-être de l’homme » [1899b, p. 90]. Dès lors, puisque les lois naturelles œuvrent d’elles-mêmes à l’établissement d’un ordre bienfaisant, tout ce que l’homme doit faire, c’est les connaître et s’y soumettre. En particulier, la vérité économique réside dans la thèse selon laquelle seule la nature est créatrice de richesses, cette préconception reflétant les institutions d’une société dont l’économie est dominée par l’agriculture [1899c, p. 126]. Ne sont donc productives que les activités humaines qui accroissent la faculté spontanée de la terre à engendrer les moyens de subsistance de l’homme.

Veblen tire de cette analyse la conclusion que « la Nature est donc le terme ultime dans les spéculations physiocratiques » 215 . Certes, la figure de Dieu y a aussi sa place puisqu’en dernière instance l’ordre naturel est lui-même l’expression de la volonté d’un « Être-Suprême ». Pour autant, le Démiurge n’intervient pas directement dans les théories économiques des physiocrates. En effet, ceux-ci n’ont pas une conception immanente de la divinité : « le Créateur […] se tient en dehors du cours de la nature qu’il a établi et n’intervient pas dans celui-ci » 216 [1899b, p. 92]. Sa fonction dans le système physiocratique est principalement « homilétique [‘homiletical’] ». Cet adjectif que Veblen utilise assez fréquemment peut être rapproché de sa conception de la connaissance pragmatique (cf. supra chap. 1, section 4). En effet, Veblen l’emploie pour désigner des procédés de légitimation du savoir ou de l’ordre social en vigueur. Ainsi, Dieu « entre dans le champ de la théorie [physiocratique] par la voie de l’authentification plutôt que comme un sujet d’investigation ou un terme dans la formulation de la connaissance économique » 217 [1899b, pp. 92-93]. Bien que Veblen ne souligne pas lui-même ce point, la référence à Dieu occupe, en particulier, une place importante dans la justification physiocratique de la propriété. Pour les physiocrates, la propriété privée est le fondement de la société. Comme le souligne Cartelier [1991, pp. 17-18], cette seule idée n’a rien de très original, puisqu’elle est commune à tous les penseurs du droit naturel. La spécificité des physiocrates réside, en fait, dans leur rejet d’une conception contractuelle de la société, telle qu’elle est notamment défendue par John Locke. Dans la perspective physiocratique, la société et la propriété privée ne dérivent pas du libre consentement des individus mais d’une transcendance de nature divine. Elles revêtent donc un « caractère absolu et sacré » [Cartelier, 1991, p. 19] qui leur confèrent une légitimité particulière.

Notes
210.

« The spiritual attitude of a given generation of economists is therefore in good part a special outgrowth of the ideals and preconceptions current in the world about them ».

211.

Le terme « common-sense » ne doit pas être entendu ici au sens de la philosophie écossaise du sens commun (cf. supra chap. 2, 2.1.1.). En effet, les préconceptions auxquelles Veblen fait référence ne sont pas supposées universelles, mais relatives à un contexte institutionnel particulier.

212.

« A theory of the working-out of the Law of Nature (loi naturelle) in its economic bearing ».

213.

Ce texte, publié pour la première fois en 1765 dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, est l’un des rares écrits philosophiques de Quesnay (cf. la note 1 de l’éditeur in : Quesnay, 1991, p. 421). Cette caractéristique n’est sans doute pas étrangère au fait qu’il constitue la principale référence de Veblen [1899b] dans son analyse du système physiocratique.

214.

« The great law of the order of nature is of the character of a propensity working to an end, to the accomplishment of a purpose ».

215.

« Nature, then, is the final term in the Physiocratic speculations ».

216.

« The Creator […] stands apart from the course of nature which he has established, and keeps his hands off ».

217.

« He comes within the purview of the theory by way of authentication rather than as a subject of inquiry or a term in the formulation of economic knowledge ».