1.1.3. La physiocratie : un système animiste cohérent avec son temps

Au total, Veblen souligne la nature profondément animiste de la pensée physiocratique. Certes, il s’agit d’un « animisme de grande qualité », le mouvement téléologique que les physiocrates imputent au cours des événements étant beaucoup plus sophistiqué que dans la plupart des systèmes antérieurs de représentation du monde. Toutefois, il n’en demeure pas moins que la physiocratie se situe dans leur prolongement. Selon Veblen [1899b, p. 93], elle a même, pour ainsi dire, « atteint le stade ultime d’intégration 218 et de définition, au-delà duquel l’économie s’éloigne du terrain quasi-spirituel de l’animisme pour descendre vers les contrées plus austères de la normalité et des régularités causales » 219 . Si ce n’est de façon ponctuelle, le système physiocratique ne fournit donc pas une analyse des phénomènes économiques à la fois « impersonnelle » et « qui s’en tient aux faits ». Il est donc loin de satisfaire aux canons de la science moderne. Pour autant, Veblen se refuse à lui en faire grief. Il souligne, au contraire, que la physiocratie correspond très bien aux habitudes de pensée de son temps. En effet, « la préconception [de l’ordre naturel] appartient à la génération dans laquelle vivaient les physiocrates […] ; elle est le principe directeur de toute pensée sérieuse qui a trouvé à s’intégrer dans les vues du sens commun de cette époque » 220 [1899b, pp. 94-95]. Or, il serait inconséquent d’attaquer la pensée du dix-huitième siècle du fait de sa non-conformité aux critères scientifiques contemporains. Dans la mesure où le système physiocratique est adapté au contexte institutionnel de la société dans laquelle il a été conçu, toute critique globale à son endroit est infondée. Veblen [1899b, p. 87] affirme ainsi : « l’incapacité de leurs détracteurs à embrasser le point de vue des physiocrates est à l’origine d’un grand nombre de critiques destructrices de leur travail, alors que des doctrines comme celles du produit net et de la stérilité de la classe artisanale semblent en grande partie vraies, lorsqu’on les envisage du point de vue physiocratique ». La position adoptée ici par Veblen est à mettre en rapport avec sa conception relativiste de la connaissance désintéressée (cf. supra chap. 2, 1.1.). Dans cette optique, les théories physiocratiques satisfont aux critères de vérité en vigueur dans la société où elles ont été élaborées. Malgré tout, Veblen s’autorise parfois à ironiser sur les préconceptions physiocratiques. Dans un article visant à exposer son approche de la production fondée sur les connaissances techniques (cf. supra chap. 1, 3.2.), il affirme par exemple que « toutes les valeurs et tout le rendement fonciers, y compris la ‘capacité originelle et indestructible du sol’ sont fonction de ‘l’état des arts industriels’ » 221 [1908c (1971), p. 119].

Notes
218.

On notera, à cet égard, une certaine incohérence de Veblen dans le choix de ses termes. Ayant affirmé en 1898 que l’évolution de la pensée entre la scolastique et la physiocratie était « un parcours long et tortueux de désintégration de l’animisme », il décrit à présent le système physiocratique comme relevant d’un « animisme […] hautement intégré ».

219.

« It has reached the last stage of integration and definition, beyond which the way lies downward from the high, quasi-spiritual ground of animism to the tamer levels of normality and causal uniformities ».

220.

« The [order-of-nature] preconception […] belongs to the generation in which the Physiocrats lived, and […] it is the guiding norm of all serious thought that found ready assimilation into the common-sense views of that time ».

221.

« All land values and land productivity, including the ‘original and indestructible powers of the soil’, are a function of the ‘state of the industrial arts’ » [1908c, p. 337].