1.2.1. Les deux préconceptions (téléologique et causale) smithiennes

L’importance d’Adam Smith dans l’histoire de la pensée économique tient, selon Veblen, à la place qu’il a donnée dans son œuvre aux « enchaînements et aux corrélations [strictement] causales ». C’est l’affirmation de cette « préconception qui s’en tient aux faits » qui constituerait l’innovation essentielle du système smithien par rapport à la physiocratie [1899b, p. 100 ; 1899c, pp. 125-126]. Selon Veblen, ce changement relatif de point de vue résulterait principalement d’une « différence culturelle » entre les pays d’Europe continentale et la société britannique du dix-huitième siècle. Cet écart culturel s’expliquerait lui-même par l’impact, plus ou moins direct, des transformations techniques et industrielles de la Grande-Bretagne sur ses institutions. En bref, la spécificité de l’approche smithienne serait l’expression institutionnelle du « recours plus grand aux dispositifs mécaniques et [de] l’échelle plus large de l’organisation dans l’industrie britannique » [1899b, p. 111].

Bien que Veblen ne formule pas explicitement cette idée, on peut également s’interroger sur l’influence bénéfique qu’auraient pu avoir, à ses yeux, le scepticisme et la méthode inductive de David Hume sur son ami Adam Smith. En effet, Veblen [1899b, pp. 96-97] rend un hommage particulièrement appuyé à Hume, dont la détermination à « s’en tenir aux faits » en font un penseur « trop moderne pour être totalement intelligible de ses contemporains les mieux en phase avec leur temps ». Or, pour Veblen, Smith est précisément un de ceux-ci. En d’autres termes, il est parfaitement représentatif de son époque, celle où le Royaume-Uni quitte « l’ère artisanale » sans être complètement entré dans « l’ère des machines ». Ainsi, « ce que [Smith] a à dire sur les mécanismes de l’industrie est conçu en des termes tirés d’un ordre des choses plus ancien que celui de l’industrie mécanique qui commence à se mettre en place durant sa propre vie » 222 [1919d, p. 27]. En conséquence, bien que Smith fasse montre d’un penchant plus marqué que les physiocrates pour les raisonnements qui s’en tiennent aux faits, le point de vue animiste, typique de l’ère artisanale, reste prépondérant dans son système [1899b, p. 98].

Cette interprétation, selon laquelle la pensée smithienne serait fondée sur deux préconceptions a priori contradictoires, a été récemment prolongée par Charles Michael Andres Clark [1992] dans sa thèse de doctorat dirigée par Robert Heilbroner 223 . D’après Clark [1992, pp. 73-77], Smith développerait « deux programmes de recherche » correspondant à deux conceptions distinctes de la société : le premier viserait à mettre à jour « les lois et l’ordre naturels » du monde social, le second consisterait en « une investigation historique et institutionnelle des phénomènes sociaux existants ». Il souligne en outre que, dans la perspective smithienne, ces deux approches sont étroitement complémentaires. Autrement dit, « c’est à travers la connaissance des causes efficientes [i.e. les faits historiques et institutionnels] que l’on parvient à comprendre les causes finales [i.e. les lois naturelles] et c’est à travers notre compréhension des causes finales que l’on parvient à apprécier les effets salutaires des causes efficientes » [Clark, 1992, p. 77].

Selon Veblen, c’est dans l’idée de « main invisible » que l’animisme de Smith transparaîtrait le plus clairement. Elle révèlerait le caractère théologique des fondements ultimes de la pensée smithienne. Comme les physiocrates, Smith aurait rejeté la figure de Dieu à l’arrière-plan de son système, déniant toute intervention divine dans le cours des événements. Cependant, bien que le Démiurge n’agisse pas directement dans le monde, sa volonté s’y exprime avec force. Ainsi, Smith supposerait que « le Créateur a établi l’ordre naturel pour servir les fins du bien-être humain ; il a minutieusement ajusté les causes efficientes inclues dans l’ordre naturel, y compris les motivations et les buts humains, à l’œuvre qu’elles sont destinées à accomplir » 224 [1899c, p. 115]. De fait, la lecture de Veblen donne une importance considérable à la transcendance divine dans la pensée smithienne. La société serait, pour Smith, la reproduction incessante, quoique imparfaite, d’un plan formé par Dieu. L’hédonisme, que Veblen impute à Smith, aurait lui-même des fondements théologiques, en ce que l’être humain, animé par l’appât du gain pécuniaire, serait le vecteur indispensable à la réalisation de l’ordre naturel. Ainsi, dans le système smithien, « les motivations et les mouvements des hommes sont normalisés pour satisfaire aux exigences d’un ordre de nature conçu en des termes hédonistes » 225 [1899c, p. 128]. En définitive, Smith aurait élaboré une théorie métaphysique dans laquelle l’homme est l’agent d’une volonté divine, celle-ci lui ayant imprimé un comportement adapté à la réalisation d’un ordre naturel 226 .

Pour autant, Veblen estime que l’analyse smithienne de l’action humaine est aussi la plus représentative de sa « préconception qui s’en tient aux faits ». En effet, les motivations et le comportement humains sont, selon lui, les principaux facteurs causals dans la séquence des événements appréhendée par le système smithien. Là où les physiocrates voyaient dans la nature elle-même la source de toute création de richesses, Smith met l’homme au cœur de sa théorie de la production [1899c, p. 119]. Ainsi, la richesse de la société résulte de l’efficacité productive des individus, laquelle est largement motivée par la recherche du gain pécuniaire et le désir de consommation. En outre, pour primordial qu’il soit, cet hédonisme n’épuiserait pas l’analyse smithienne des comportements humains [1899c, pp. 127-128].

Notes
222.

« What he has to say on the mechanics of industry is conceived in terms derived from an older order of things than that machine industry which was beginning to get under way in his own life-time ».

223.

Clark [1992, pp. 74-75] situe lui-même son analyse dans la continuité de l’interprétation veblenienne de Smith. Il relève également la lecture plus ancienne de T.E. Cliffe Leslie, la première, selon lui, à avoir mis en évidence la dualité de la méthode smithienne.

224.

« The Creator has established the natural order to serve the ends of human welfare ; and he has very nicely adjusted the efficient causes comprised in the natural order, including human aims and motives, to this work that they are to accomplish ».

225.

« The motives and movements of men are normalised to fit the requirements of a hedonistically conceived order of nature ».

226.

L’interprétation que fait Clark [1992, pp. 47-48] du concept de « main invisible » est strictement identique à celle-ci, lorsqu’il déclare : « l’idée essentielle à ce concept est que Dieu a implanté dans notre nature les besoins et les propensions qui nous conduisent à promouvoir Sa fin, qui est le bien-être de la société – puisqu’Il est un Dieu bienveillant ».