1.2.2. La dominance de la préconception téléologique : l’exemple de la théorie des prix

Il serait faux d’affirmer que Veblen cherche à minimiser la valeur empirique de l’œuvre de Smith. Cependant, cette attention portée aux faits reste, pour lui, une caractéristique secondaire de son approche. Car « une théorie qui se préoccupe du cours naturel des choses n’a pas de nécessité à prendre en compte, autrement que de façon annexe, ce qui n’entre pas légitimement dans le cours naturel » 227 [1899c, p. 129]. Surtout, l’étude que fait Smith des processus causals serait elle-même contrainte par l’animisme de son système général. En effet, se pose toujours, en dernière instance, la question du lien entre les séquences causales identifiées empiriquement et le schéma d’ensemble, de nature téléologique, dans lequel elles sont censées trouver place.

Selon Veblen, cette prééminence de la préconception téléologique de Smith transparaît notamment dans l’analyse qu’il fait des relations entre le « prix naturel » ou « prix réel [‘real’] » d’une part, et le « prix de marché », « prix courant [‘actual’] » ou « prix nominal » d’autre part. Les deux distinctions introduites respectivement dans les chapitres V et VII du Livre I de la Richesse des Nations 228 [Smith 1776 (1976), pp. 47-64, 72-81], c’est-à-dire « real price » versus « nominal price » et « natural price » versus « market price », relèveraient donc de la même logique. Elles impliquent, toutes deux, « une distinction entre la réalité et les faits », c’est-à-dire entre « le cours légitime des choses et le cours observé » 229 [1899c, pp. 116-117]. Ainsi, tout écart entre le « prix nominal » et le « prix réel » ou entre le « prix de marché » et le « prix naturel » traduit, dans l’optique smithienne, une imparfaite actualisation de l’ordre naturel. Cependant, cette non adéquation des « faits » à la « réalité » (i.e. la vérité) ne peut être que transitoire. Aussi Smith est-il conduit à introduire dans son système des mécanismes de rappel, par lesquels la nature tend in fine à imposer sa fin. Selon Veblen, c’est en ces termes qu’il faut, en particulier, interpréter la conception smithienne du marché : à terme, « le prix naturel coïncide avec le prix fixé par la concurrence, car celle-ci est le jeu sans entraves des forces efficientes à travers lesquelles le mécanisme bien ajusté de la nature met en œuvre le plan qu’il devait accomplir » 230 [1899c, p. 121]. Quelles que soient les perturbations auxquelles le prix courant peut être soumis, il tend généralement à rejoindre son niveau naturel. Pour Veblen [1899c, p. 116], « cette faculté de récupération de la nature est extra-mécanique » 231 . Autrement dit, elle ne peut être déduite d’une analyse strictement causale des faits. « [La] valeur ‘réelle’ des marchandises », vers laquelle est censé tendre leur prix courant, est donc seulement « la valeur que leur impute l’économiste sous l’influence de sa préconception téléologique » [1899c, p. 119].

Notes
227.

« A theory which concerns itself with the natural course of things need take but incidental account of what does not come legitimately in the natural course ».

228.

Nous nous réfèrerons à la « Glasgow Edition of the Works and Correspondence of Adam Smith » qui est désormais l’édition de référence de An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations [Smith 1776 (1976)]. Pour une traduction des livres I et II de cet ouvrage, on pourra se reporter à Smith [1776 (2000)].

229.

C’est cette même distinction qui, comme nous l’avons vu, était déjà, d’après Veblen, au cœur de l’approche physiocratique.

230.

« The natural price coincides with the price fixed by competition, because competition means the unimpeded play of those efficient forces through which the nicely adjusted mechanism of nature works out the design to accomplish which it was contrived ».

231.

« This recuperative power of nature is of an extra-mechanical character ».