1.2.3. La « normalisation smithienne des données » : « histoire conjecturale » et légitimation des règles de répartition sociale de la richesse

Selon Veblen, la mise en cohérence des faits institutionnels avec les fins supposées de la nature contraint Smith à un exercice de « normalisation des données » tant historiques que contemporaines. Celle-ci se manifeste d’abord par une reconstruction rationnelle de l’évolution des institutions. Dans l’ensemble, le but de l’entreprise n’est pas de rendre compte des faits passés mais bien de réécrire l’histoire dans une perspective téléologique. Veblen voit dans les développements de Smith relatifs à l’institution de la monnaie 232 , l’une des illustrations les plus caractéristiques de cette « histoire conjecturale » 233 . En effet, « l’origine de la monnaie est présentée conformément au but qu’elle devrait légitimement servir dans une communauté juste et bonne selon Adam Smith, non selon les motivations et les exigences qui ont conduit à son usage et à l’accroissement progressif des moyens de paiement et de compte en vigueur » 234 [1899c, p. 124]. Par ailleurs, la « normalisation des données » amène Smith à légitimer l’ordre social qui lui est contemporain, pour autant que cet ordre puisse apparaître cohérent avec le mouvement téléologique que l’économiste impute à la société. Smith s’emploie ainsi à relier la problématique de la distribution à « l’efficacité productive » qu’il considère comme « la fin normale et légitime de la vie économique de la communauté » [1899c, p. 127]. Il affirme alors l’existence d’une loi de répartition du produit selon laquelle les revenus du travail (« les salaires naturels »), de la terre (« la rente naturelle »)et du capital (« les profits naturels ») correspondent respectivement à la contribution productive de chacun de ces facteurs. La distribution des droits de propriété dans la société s’en trouve, par là même, justifiée. Or, selon Veblen, rien ne permet de déduire la théorie smithienne de la répartition, de son analyse de la production : « l’enchaînement causal dans le processus de la distribution n’a, du propre aveu d’Adam Smith 235 , aucun rapport avec l’enchaînement causal dans le processus de la production » 236 [1899c, p. 122].

Bien que l’essai de Veblen sur « les préconceptions de la science économique » soit antérieur aux articles dans lesquels il expose sa typologie des connaissances (cf. supra chap. 1, section 1), il est éclairant de faire appel à celle-ci pour comprendre son interprétation de la pensée smithienne. Selon la terminologie veblenienne, l’animisme de Smith le conduit typiquement à quitter le champ de la « connaissance désintéressée » pour investir celui du « savoir pragmatique ». En effet, les thèses de Smith relatives à la distribution du produit ne dérivent pas d’une analyse des faits mais de l’imputation d’une « fin normative ». Elles consistent essentiellement à légitimer certains « intérêts établis » par des arguments dont « la force [est] uniquement cérémoniale ou symbolique » [1899c, p. 125]. Cette lecture de la théorie smithienne de la répartition peut apparaître hautement discutable. En particulier, l’interprétation de Veblen semble contredire la conclusion de Smith selon laquelle l’intérêt des commerçants et des industriels s’oppose à celui de la société, le taux de profit diminuant avec l’accroissement des richesses produites. En outre, elle paraît faire fi des passages où Smith condamne les collusions des « maîtres » en vue d’abaisser les salaires et plus généralement le mépris dans lequel les ouvriers sont tenus par leurs employeurs 237 [Denis, 1993, pp. 201-206]. Cependant, ce serait se méprendre sur le propos de Veblen que d’affirmer cela.

Veblen [1919d, p. 30] souligne lui-même qu’« Adam Smith constatait et dénonçait les dangers des coalitions déloyales des ‘maîtres’ en vue d’exploiter leurs ouvriers ». Toutefois, il considère que ces critiques sont loin de remettre fondamentalement en question les règles en vigueur en matière de distribution de la richesse. Elles visent simplement à mettre en garde contre une dérive de la société capitaliste par rapport à son « cours naturel ». Elles supposent a contrario que le fonctionnement naturel du capitalisme doit conduire à une répartition harmonieuse et équitable du produit global. Or, c’est précisément la thèse que pointe Veblen quand il affirme que l’analyse smithienne de la distribution est essentiellement une justification de l’ordre social existant. Cette légitimation découle de la croyance de Smith en un ordre naturel qui renfermerait une loi irréfragable de répartition du produit. Selon Veblen, cette croyance dériverait à son tour d’une conception de la propriété héritée de l’ère artisanale. Il estime, en effet, que la pensée smithienne est fortement marquée par la théorie du droit naturel de propriété, dont l’expression la plus caractéristique se trouve dans les écrits de John Locke 238 .

Veblen [1904a, pp. 70-88] interprète cette philosophie du droit comme le produit institutionnel de l’organisation économique individualiste, fondée sur l’artisanat et le petit commerce, qui a dominé l’Europe de la fin du Moyen âge à la Révolution industrielle. « Dans le système des Droits Naturels, le droit le plus sacré est celui à la propriété de toute richesse acquise honnêtement, pour peu que l’on n’y accède pas au préjudice d’autrui » 239 [1914, p. 287]. La philosophie du droit naturel situe le fondement premier de la propriété dans le travail productif. Autrement dit, elle désigne le producteur comme le propriétaire légitime du produit de son travail. Puis, elle en vient, par extension, à définir comme un droit inaliénable la liberté de contrat, c’est-à-dire « le droit d’acheter et de vendre à la fois le travail et son produit, le droit de détenir et de se défaire librement de la propriété » 240 [1914, p. 289]. Il s’ensuit que tout revenu, dès lors qu’il découle d’un contrat librement consenti, constitue une rémunération équitable, équivalant à la contribution productive de celui qui le reçoit. Selon Veblen, l’adhésion de Smith à cette théorie du droit naturel de propriété montre qu’il n’a pas mesuré l’ampleur des transformations économiques qui s’amorçaient sous ses yeux. Smith n’a pas vu que la mécanisation et l’accroissement considérable de l’échelle de production étaient en train de modifier profondément la fonction et le pouvoir de « l’employeur capitaliste » [1914, p. 290]. Aussi n’a-t-il pas compris que s’annonçait un changement fondamental dans les modalités mêmes de production et de répartition des richesses. En bref, c’est avec les catégories d’une économie fondée sur l’artisanat et le petit commerce que Smith analyse la naissance du capitalisme d’affaires. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les caractéristiques essentielles de celui-ci lui échappent.

Néanmoins, Veblen reste très mesuré dans sa critique de la pensée smithienne, considérant que les limites de son analyse ne lui sont pas véritablement imputables. En effet, c’est le caractère suranné de ses habitudes de pensée qui empêchent Smith de saisir la nature des bouleversements dont il est le témoin. Or, ses préconceptions ne sont pas différentes de celles de ses contemporains. Autrement dit, la « faute » de Smith est d’être un « homme de son temps », mais Veblen se refuse à lui opposer ce reproche. Il affirme, au contraire, que « [Smith] a laissé un témoignage lumineux de l’état des choses économiques à son époque, reflétant les habitudes de pensée dont le passé récent avait investi cette génération d’hommes » 241 [1923, p. 57]. En réalité, le véritable problème qu’a posé Smith à la pensée économique tient à l’influence qui a été la sienne. Car, paradoxalement, ce ne sont pas les éléments les plus novateurs de sa pensée (i.e. sa « préconception qui s’en tient aux faits ») qu’ont avant tout retenus les autres économistes classiques, mais certains de ses aspects les plus désuets [1914, p. 237n.]. Ainsi, « ses successeurs ont poussé [la] normalisation [des données] plus loin encore et y ont recouru en mentionnant moins fréquemment qu’Adam Smith les exceptions relevées incidemment par celui-ci pour nuancer son propos » 242 [1899c, p. 129-130].

Notes
232.

cf. le chapitre IV du Livre I de la Richesse des Nations, « On the Origin and Use of Money » [Smith 1776 (1976), pp. 37-46].

233.

Veblen [1899c, p. 123] emprunte cette expression à James Steuart.

234.

« The origin of money is stated in terms of the purpose which money should legitimately serve in such a community as Adam Smith considered right and good, not in terms of the motives and exigencies which have resulted in the use of money and in the gradual rise of the existing method of payment and accounts ».

235.

Veblen ne justifie pas cette affirmation. Il est donc difficile de savoir à quel « aveu » de Smith, il fait précisément référence ici.

236.

« The causal sequence in the process of distribution is, by Adam Smith’s own showing, unrelated to the causal sequence in the process of production ».

237.

cf. notamment le Chapitre VIII du Livre I de la Richesse des Nations, « Of the Wages of Labour » [Smith 1776 (1976), pp. 82-104].

238.

Comme nous le verrons (infra 2.2. dans ce chapitre), c’est cette même conception de la propriété comme droit naturel, qui sous-tendrait l’économie marginaliste.

239.

« The most sacred right included in the scheme of Natural Rights is that of property in whatever wealth has been honestly acquired, subject only to the qualification that it must not be turned to the detriment of one’s fellows ».

240.

« The right of purchase and sale, touching both work and its product, the right freely to hold and dispose of property ».

241.

« He has left a luminous record of the state of things economic in his time as formulated in terms of the habits of thought with which the recent past had invested that generation of men ».

242.

« His successors carried this normalisation farther, and employed it with less frequent reference to the mitigating exceptions which Adam Smith notices by the way ».