1.3.1. La conception veblenienne de l’utilitarisme

C’est Thomas Robert Malthus que Veblen [1899c, p. 130] désigne comme « le continuateur le plus fidèle d’Adam Smith » du fait des soubassements théologiques de sa pensée 243 . De façon générale, l’économie classique va, au contraire, tendre rapidement à se défaire de la croyance en « un ordre divinement institué ». Du moins, cette préconception théologique ne va-t-elle plus constituer le fondement ultime de la pensée économique. Selon Veblen, ce changement de point de vue serait une conséquence des transformations institutionnelles issues de la Révolution industrielle. Il traduirait, pour partie, l’effet du machinisme et de la sécularisation consécutive des institutions sur la méthode scientifique [1899c, p. 145]. À cet égard, il révèlerait une propension accrue à expliquer les choses en termes causals. Cependant, Veblen estime qu’il résulte avant tout de l’importance prise par l’« utilitarisme » dans la pensée économique, laquelle dériverait, à son tour, du développement des institutions pécuniaires dans les sociétés capitalistes.

La définition veblenienne de l’utilitarisme a été critiquée pour son manque de constance. Sasan Fayazmanesh [1998] souligne que Veblen reste parfois fidèle à la définition benthamienne de l’utilitarisme, comme en témoigne son célèbre aphorisme : « l’hédonisme conçoit l’homme à l’image d’un fulgurant calculateur de plaisirs et de peines, oscillant comme un globule homogène fait de désir de bonheur, sous l’impulsion de stimuli qui le déplacent un peu partout sans le déformer » 244 [1898a, p. 73 ; cité par Fayazmanesh, 1998, p. 78]. Cependant, elle note qu’il étend parfois cette définition à « l’individualisme possessif » (l’appropriation de richesses est l’unique mobile de l’action humaine) et à l’individualisme méthodologique (« la société » n’est rien d’autre que « la somme algébrique des individus » [1899c, p. 139]) [Fayazmanesh, 1998, pp. 80-81].

Le caractère équivoque que revêtent les termes « utilitarisme » et « hédonisme » dans les écrits de Veblen tient à ce qu’il les emploie de deux façons différentes, tantôt pour désigner uniquement le postulat psychologique selon lequel l’individu est un agent rationnel et calculateur dont le comportement consiste toujours et partout à maximiser son utilité, tantôt pour désigner une préconception plus large. Dans le second cas, il appréhende l’utilitarisme (et l’hédonisme) comme une façon de représenter l’individu reflétant certaines caractéristiques institutionnelles des sociétés capitalistes. Veblen considère alors Bentham de la même façon que Darwin (cf. supra chap. 2, 2.3.1.), c’est-à-dire comme une figure emblématique d’un certain stade de développement de la science 245 . Dans cette optique, Bentham ne serait pas plus le père fondateur de l’utilitarisme que Darwin n’est l’inventeur isolé de la science « évolutionniste » moderne. Tous deux seraient les hérauts d’un système particulier de représentation du monde, en ce qu’ils auraient, mieux que d’autres, réussi à transposer dans la science certaines institutions propres à une époque donnée. C’est bien ce que signifie Veblen [1899c, p. 133] lorsqu’il affirme : « la position philosophique de Bentham n’est, bien sûr, pas un phénomène qui s’explique par lui-même, tout comme son influence n’est pas limitée à ses disciples déclarés ; en effet, Bentham est le représentant d’un changement culturel qui affecte les habitudes de pensée de la communauté tout entière » 246 . Cette innovation culturelle est l’importance croissante prise par le « marché » et le « ‘monde des affaires’ », c’est-à-dire le « monde pécuniaire », dans la société. Par conséquent, « l’économie hédoniste [ou utilitariste] peut être entendue comme une interprétation de la nature humaine en termes marchands » 247 [1899c, p. 141].

Notes
243.

Malheureusement, Veblen n’en dit guère plus sur Malthus. Le peu d’importance qu’il lui accorde tranche avec l’intérêt que lui portera un autre fondateur de l’institutionnalisme, John Rogers Commons [1934].

244.

« The hedonistic conception of man is that of a lightning calculator of pleasures and pains, who oscillates like a homogeneous globule of desire of happiness under the impulse of stimuli that shift him about the area, but leave him intact ».

245.

L’usage du terme « post-benthamien » [1899c, pp. 132, 135] semble d’ailleurs faire écho à l’emploi du vocable « post-darwinien ».

246.

« Bentham’s philosophical position is, of course, not a self-explanatory phenomenon, nor does the effect of Benthamism extend only to those who are avowed followers of Bentham ; for Bentham is the exponent of a cultural change that affects the habits of thought of the entire community ».

247.

« Hedonistic economics may be taken as an interpretation of human nature in terms of the market-place ».