1.3.2. Une économie de la répartition de la valeur pécuniaire

La préconception utilitariste a, selon Veblen, de multiples implications sur l’orientation de l’économie classique. Tout d’abord, la recherche du gain pécuniaire devient le mobile universel du comportement humain dans les théories économiques. En outre, l’utilitarisme conduit à « déplacer le centre de gravité » de l’économie vers la problématique de la valeur pécuniaire [1899c, p. 133]. Cette évolution apparaîtrait clairement dans l’œuvre de David Ricardo, que Veblen réduit à « un utilitariste de la tendance benthamienne, bien qu’il ne puisse pas être classé parmi les disciples de Bentham » 248 [1899c, p. 131n.]. Alors que l’objet primordial de l’économie smithienne était « la production et la répartition des moyens matériels de la vie », la théorie ricardienne serait centrée sur la question de la « distribution de la propriété » [1899c, pp. 132-133]. Pour justifier cette affirmation, Veblen [1899c, p. 133n.] en appelle à la préface des Principes de l’économie politique et de l’impôt, dans laquelle Ricardo déclare : « les produits de la terre, c’est-à-dire tout ce que l’on retire de sa surface par les efforts combinés du travail, des machines et des capitaux, se partagent entre […] trois classes […] de la communauté […]. Déterminer les lois qui règlent cette distribution, voilà le principal problème en économie politique » [Ricardo 1817 (1981), p. 21]. D’après Veblen, l’économie serait ainsi passée d’une réflexion de nature industrielle (la production du bien-être matériel de la société) à une analyse essentiellement pécuniaire (la distribution, dans la société, des droits de propriété sur la richesse). Dès lors, si l’économie classique utilitariste aboutit fréquemment aux mêmes conclusions que l’analyse smithienne, c’est souvent par un cheminement très différent.

Il en est ainsi de l’idée que la rémunération de chaque personne ou classe d’individus correspond nécessairement à sa contribution productive. Si cette assertion d’Adam Smith est pleinement partagée par les économistes utilitaristes, ils en renversent le sens de causalité. Alors que « celui-là fait de la valeur un résultat du processus de production, ceux-ci font de la production l’issue d’un processus d’évaluation » [1899c, p. 132]. La thèse de l’équivalence entre le revenu et l’apport productif n’a pas plus de fondement empirique dans l’économie classique utilitariste qu’elle n’en avait dans la théorie smithienne. Elle relève, dans les deux cas, d’un procédé de « normalisation des données » conduisant à légitimer l’ordre établi. Cependant, le raisonnement très différent qui la sous-tend est révélateur d’un changement de point de vue quant à la finalité même de l’activité économique. Ainsi, ce n’est plus « l’efficacité productive », conçue comme « la fin normale et légitime de la vie économique de la communauté », qui gouverne la « normalisation des données » mais le principe de recherche du gain pécuniaire maximal. « Les grands auteurs utilitaristes ont donc fait de l’économie politique une science de la richesse au sens pécuniaire du terme, c’est-à-dire d’objets relevant de la propriété. Ils ont traité le cours des événements de la vie économique comme un enchaînement de circonstances pécuniaires et amené la théorie économique à s’interroger sur ce qui devrait se produire dans cette situation parfaite où l’échange des grandeurs pécuniaires se déroule sans perturbation ni retard » 249 [1899c, p. 142].

En définitive, bien que l’économie classique se soit départie des fondements théologiques de la pensée smithienne, elle n’a pas, pour autant, évolué dans le sens d’une analyse dynamique « qui s’en tiendrait aux faits ». Elle s’est, au contraire, développée sur le principe de la « normalisation des données », sous l’emprise de ses deux préconceptions essentielles : l’utilitarisme et la croyance en l’existence de « lois naturelles » du monde social. Toutefois, l’économie classique a connu des transformations au cours du XIXe siècle. À cet égard, Veblen met en exergue les travaux de deux auteurs, John Stuart Mill et John Elliot Cairnes, qui auraient particulièrement contribué au raffinement de la pensée classique.

Notes
248.

Ce portrait de Ricardo corrobore notre interprétation de la place que Veblen donne à Bentham dans l’histoire de la pensée économique. Cette position est rendue plus explicite encore à la fin de la note : « [l’]hédonisme [de Ricardo] n’est que la métaphysique, admise sans réserve, faisant partie du sens commun de son temps ; ses importantes convergences de vue avec Bentham montrent bien à quel point la préconception hédoniste était répandue à l’époque ».

249.

« Under the hands of the great utilitarian writers, therefore, political economy is developed into a science of wealth, taking that term in the pecuniary sense, as things amenable to ownership. The course of things in economic life is treated as a sequence of pecuniary events, and economic theory becomes a theory of what should happen in that consummate situation where the permutation of pecuniary magnitudes takes place without disturbance and without retardation ».