1.3.3. La pensée classique de John Stuart Mill et John Elliot Cairnes : vers une approche taxinomique de la science économique

Veblen [1900, pp. 151-152] reconnaît à Mill le mérite d’avoir substitué à « l’hédonisme naïvement quantitatif de Bentham, […] un hédonisme sophistiqué qui fait grand cas d’une différence qualitative présumée entre les diverses sortes de plaisirs qui fournissent les motivations de la conduite » 250 . Plus précisément, Mill aurait admis l’influence de « l’hérédité et de l’habitude » sur le comportement individuel et donc remis en cause la représentation uniforme de la nature humaine qui était celle de Bentham. Cependant, Veblen ne réussit pas à identifier précisément les différentes préconceptions sous-jacentes à l’œuvre de Mill. Il considère, en dernière instance, que sa contribution est d’avoir « introduit plus de personnalité dans la psychologie hédoniste », c’est-à-dire d’en avoir modéré le caractère mécanique [1900, p. 159]. En faisant l’économie d’une analyse méthodique de la pensée de Mill, Veblen s’empêche de retrouver dans celle-ci les deux préconceptions qu’il avait mises en évidence dans le système smithien. Il manque ainsi de relever que la théorie de la production de Mill consiste en la mise à jour de « lois naturelles » 251 , là où sa théorie de la distribution confère une place centrale aux « lois et coutumes de la société », c’est-à-dire aux faits institutionnels 252 [Clark, 1992, pp. 109-113]. Quant à Cairnes, il aurait, selon Veblen, atténué le caractère « téléologique » et « mélioratif » de la conception classique des processus socio-économiques. Il aurait, par là même, fait de l’économie classique une « science taxinomique » [1900, p. 164]. Il est capital de bien saisir le contenu de cette expression que Veblen utilise fréquemment pour qualifier les développements tardifs de la pensée classique.

Comme l’affirme Lawson [2002, p. 291 note 7], la « science taxinomique » procède essentiellement de la méthode déductive. Elle consiste, tout d’abord, à formuler quelques hypothèses assez simples quant à la nature humaine et quant à la « structure mécanique » sous-jacente à l’objet étudié. De ce « schème normalisé de relations » sont déduites des lois qui prédisent le comportement du système considéré, en cas de modification de certaines de ses parties. La validité de ces lois est alors censée être testée empiriquement. Cependant, cette étape vise moins, en réalité, à éprouver les résultats théoriques qu’à les « authentifier par l’induction ». En effet, tout écart entre l’observation et la prédiction est considéré comme la manifestation de « cas anormaux […] dus à des causes perturbatrices » [1898a, p. 67]. Ces causes étant, par définition, étrangères aux hypothèses théoriques, leurs conséquences sont exclues de l’investigation scientifique. Autrement dit, tous les phénomènes qui ne se plient pas aux lois préalablement établies sont, de fait, rejetés hors des frontières de la science. Par conséquent, « le test de la réalité scientifique est la conformité aux lois hypothétiques, non la concordance avec les événements factuels » 253 [1900, p. 164]. La science taxinomique est donc, en termes contemporains, une « approche en système fermé » 254 procédant par « auto-validation » de ses résultats. Elle est « une théorie du cas normal, qui discute les faits concrets de la vie sous l’angle de leur degré d’approximation à ce cas normal » 255 [1900, p. 164]. En bref, elle n’est rien d’autre qu’une expression élaborée du principe de « normalisation des données » déjà à l’œuvre dans les systèmes physiocratique et smithien.

Au total, Veblen ne nie pas que les préconceptions sur lesquelles s’est construite la pensée économique ont évolué depuis l’« animisme » de Quesnay jusqu’à la « science taxinomique » de Cairnes. Cependant, l’écart entre ces deux systèmes est moins marqué qu’il n’y paraît. En effet, c’est la même réticence à appréhender les phénomènes comme un strict enchaînement causal de faits, qu’ils expriment de diverses façons. En d’autres termes, « il existe entre le point de vue de l’un et celui de l’autre une différence de degré plus que de nature » 256 [1898a, p.65]. Dès lors, tout l’enjeu de la critique veblenienne du marginalisme va être de montrer qu’eu égard aux préconceptions sur lesquelles elles s’appuient, les théories subjectives de la valeur se situent dans le prolongement direct de l’économie classique.

Notes
250.

« The naïvely quantitative hedonism of Bentham […] a sophisticated hedonism, which makes much of an assumed qualitative divergence between the different kinds of pleasures that afford the motives of conduct ».

251.

Mill admet d’ailleurs la validité de la représentation benthamienne du comportement humain dans les limites de la sphère productive [Clark, 1992, p. 110].

252.

Cette interprétation de Mill était déjà celle de Mitchell [1949 (vol. 2), pp. 609-610].

253.

« The test of scientific reality is congruence with the hypothetical laws, not coincidence with matter-of-fact events ».

254.

Nous montrerons, a contrario, que la définition veblenienne de la science « évolutionniste » implique une « approche en système ouvert » (cf. infra chap. 4, 2.2.2.).

255.

« The science is, therefore, a theory of the normal case, a discussion of the concrete facts of life in respect of their degree of approximation to the normal case ».

256.

« The difference between the earlier and the later point of view is a difference of degree rather than of kind ».