2.1.1. Le marginalisme comme « économie néoclassique »

Il est aujourd’hui communément admis que Veblen est l’inventeur de l’expression « économie néoclassique » [Aspromourgos, 1986 ; Fayazmanesh, 1998 ; Colander, 2000]. L’ensemble de son œuvre ne compte, pourtant, que trois occurrences de l’adjectif « néoclassique », toutes dans la troisième partie de son essai sur « les préconceptions de la science économique » [1900, pp. 171, 175, 178]. Veblen utilise alors ce terme pour désigner « l’économie classique modernisée ». Celle-ci englobe tous les auteurs qui se situent dans une « continuité ininterrompue » avec la pensée classique, bien qu’ils manifestent leur volonté de se conformer aux canons de la science « évolutionniste » et, en particulier, d’appréhender les phénomènes économiques comme une « séquence causale cumulative » [1900, pp. 171, 176]. Selon Veblen, les travaux de John Neville Keynes et d’Alfred Marshall offriraient deux illustrations typiques de l’économie néoclassique. Veblen estime que Keynes 257 porte plus d’attention que Cairnes aux institutions ainsi qu’à leur histoire et sent la nécessité d’élargir l’objet de la science économique à « tous les phénomènes en tant qu’ils sont considérés du point de vue de l’intérêt économique » [1900, p. 172]. Néanmoins, sa conception de la « science positive » comme mise à jour de « lois ou d’uniformités économiques » atemporelles [Keynes, 1890, pp. 36-37] constitue « une curieuse réminiscence de l’époque taxinomique par excellence » [1900, p. 174]. De même, bien que « le Professeur Marshall manifeste une aspiration à traiter de la vie économique comme d’un développement », son travail « demeure une investigation orientée vers la détermination des conditions d’un équilibre des activités et d’une situation normale immobile » 258 [1900, pp. 173, 175]. Autrement dit, quoique ses écrits aient « un ton quasi-évolutionniste » 259 , « la démarche taxinomique est, après tout, la caractéristique dominante » de son œuvre [1900, pp. 173, 178].

Pour Veblen, le trait essentiel de l’économie néoclassique ne réside donc pas dans ses éléments de divergence avec la pensée classique, mais dans ce qui la rattache à elle. Se pose, dès lors, la question des frontières du néoclassicisme. À cet égard, Veblen [1900, p. 171] estime, d’une part, qu’« il est à peine possible de distinguer la dite école autrichienne de l’école néoclassique ». D’autre part, il regroupe à différentes reprises l’école autrichienne et les théories anglaises de l’utilité marginale dans une même « branche de l’économie classique » [1906b, p. 418 ; 1908a, p. 182]. Enfin, il affirme que « les prémisses de [John Bates] Clark, et avec elles le but de sa recherche, sont celles admises par l’école anglaise classique (y compris la branche de [William Stanley] Jevons et des autrichiens) » 260 [1908a, p. 190]. Plusieurs conclusions s’imposent alors. En premier lieu, Veblen est loin de définir précisément les limites de l’école néoclassique. Celle-ci s’inscrit dans un continuum qui la rend difficilement discernable de l’école autrichienne représentée par Carl Menger, du courant marginaliste anglais inauguré par W. S. Jevons et de son pendant américain incarné par J. B. Clark. Aussi n’est-ce pas travestir grandement la pensée de Veblen que de regrouper ces différents développements sous le vocable « néoclassicisme » entendu dans une acception élargie 261 . En second lieu, la frontière entre cette économie néoclassique au sens large et la pensée classique apparaît elle-même très floue. Selon Fayazmanesh [1998, pp. 88-94], Veblen soutiendrait alternativement deux positions : celle d’une « continuité des idées » entre les économistes classiques et néoclassiques et celle d’une « identité des idées » entre les uns et les autres. Cependant, considérant qu’il s’avère incapable de justifier sa première thèse, Fayazmanesh [1998, p. 93] se range à la conclusion que, pour Veblen, « les deux écoles de théorie économique [i.e. classique et néoclassique] sont en fait identiques ». Par là même, le terme « néoclassique » perdrait sa raison d’être, si bien que Veblen aurait choisi d’y renoncer immédiatement après l’avoir forgé. Le problème de cette lecture est qu’elle néglige la nature « évolutionniste » de l’approche veblenienne des théories économiques. En effet, considérer que les deux écoles sont simplement identiques revient à nier toute évolution de la pensée économique classique. Or, Veblen rejette cette conception. Dès lors, il serait plus juste d’affirmer que le néoclassicisme constitue, à ses yeux, un nouveau stade de développement de la pensée classique qui se situerait dans le prolongement de « l’économie taxinomique » d’un John Elliot Cairnes 262 . En ce sens, « l’économie néoclassique » serait elle-même incluse dans « l’économie classique ». Cette interprétation permet de comprendre que Veblen puisse caractériser l’œuvre de Marshall comme représentative à la fois de «  l’économie néoclassique  » et du « meilleur travail réalisé dans le cadre de la phase tardive de l’économie politique classique  » 263 [1900, p. 175, nous soulignons]. L’explication la plus simple et la plus plausible au fait que Veblen utilise successivement ces deux expressions pour situer le même auteur est qu’elles sont, pour lui, synonymes. Enfin, si Veblen s’est abstenu de recourir au terme « économie néoclassique » dans le reste de son œuvre, c’est qu’il lui semblait moins explicite que des périphrases telles que « branche ou dérivé de l’économie classique anglaise du dix-neuvième siècle » ou « variante particulière [de l’école classique] » [1909, p. 234] 264 .

Notes
257.

L’interprétation que fait Veblen de la pensée de John Neville Keynes s’appuie exclusivement sur The Scope and Method of Political Economy [Keynes, 1890].

258.

« Professor Marshall shows an aspiration to treat economic life as a development ». « Professor Marshall’s work […] remains an inquiry directed to the determination of the conditions of an equilibrium of activities and a quiescent normal situation ».

259.

Malheureusement, Veblen n’explicite pas véritablement cette affirmation.

260.

« Mr. Clark’s premises, and therewith the aim of his inquiry, are the standard ones of the classical English school (including the Jevons-Austrian wing) ».

261.

Cette extension du terme néoclassique à tous les auteurs marginalistes sera consacrée par John Hicks et George Stigler [Aspromourgos, 1986, pp. 268-269].

262.

Comme l’affirme Uselding [1976, p. 214], « Veblen était conscient que la doctrine économique classique était un système de pensée en évolution ». Uselding fonde cette assertion non seulement sur les écrits publiés de Veblen [1898a, 1899b, 1899c, 1900], mais sur les notes d’un étudiant ayant suivi, en 1896-1897, le cours qu’il dispensait à l’Université de Chicago et dont l’intitulé, The Scope and Method of Political Economy, reprenait le titre du principal ouvrage de John Neville Keynes. Ces notes sont, de façon générale, pleinement cohérentes avec les thèses soutenues par Veblen dans ses publications. Compte tenu de ce que nous avons affirmé précédemment, on peut donc admettre l’expression de Uselding [1976, p. 213] selon laquelle Veblen considère les développements de Keynes et de Marshall comme « proto-évolutionnistes dans leur orientation ». Cependant, le fait que Veblen [1900, p. 175] perçoive « un air d’évolutionnisme » dans les travaux de ces deux auteurs ne suffit pas, loin s’en faut, à prouver que « ses propres conceptions avaient des points de convergence fondamentaux avec les leurs » [Uselding, 1976, p. 214].

263.

« The best work along the later line of classical political economy ».

264.

« A branch or derivative of the English classical economists of the nineteenth century » ; « [a] specialized variant [of the classical school] ».