2.1.2. La thèse d’une continuité entre l’économie classique et le marginalisme : l’intérêt de l’interprétation veblenienne

Selon Veblen, l’économie marginaliste constituerait une nouvelle déclinaison des deux principales préconceptions de la pensée classique, c’est-à-dire l’utilitarisme et la croyance qu’il existe des « lois naturelles » dans la société. Cette interprétation du marginalisme a donné lieu à diverses critiques. Cependant, celles-ci nous semblent essentiellement traduire une mauvaise compréhension de l’approche veblenienne des théories économiques. Cette remarque ne vise nullement à l’exonérer de ses insuffisances. Son but est de souligner que les attaques qui ont été formulées ont généralement manqué leur cible, dans la mesure où elles n’avaient pas en vue les objectifs et la méthode mêmes de Veblen.

D’une part, nombre de commentateurs ont affirmé que la thèse veblenienne d’une continuité entre la pensée classique et l’économie marginaliste n’était justifiée que pour certains auteurs. En particulier, Veblen aurait été fondé à qualifier la pensée marshallienne de néoclassique, dans la mesure où Marshall lui-même revendiquait clairement l’héritage classique [Aspromourgos, 1986, p. 266 ; Colander, 2000, p. 131]. En revanche, il se serait mépris en généralisant cette appellation à d’autres économistes et en considérant que « le système marshallien était fondamentalement le même que celui des autres marginalistes » [Aspromourgos, 1986, p. 269]. Ainsi, il n’y aurait pas lieu, selon Colander [2000, p. 131], d’assimiler Jevons à l’économie néoclassique, puisque celui-ci se positionne explicitement en rupture avec la pensée classique. Cependant, cet argument ne porte pas atteinte à la démonstration de Veblen. En effet, le lien qu’il établit entre les théories classiques et marginalistes est de la nature des préconceptions. Or, les préconceptions sont des « convictions qui façonnent l’orientation générale de la pensée d’un homme sans être elles-mêmes soumises à un examen critique » [Mitchell, 1929, p. 203 ; cité par Clark, 1992, p. 116]. Autrement dit, elles sont largement inconscientes. Aussi, le fait que de nombreux théoriciens marginalistes prétendent rompre avec la pensée classique ne prouve nullement qu’ils n’en partagent pas les préconceptions. D’autre part, Veblen aurait cru, à tort, que l’utilitarisme constituait un élément de continuité essentiel entre l’économie classique et le marginalisme. Plus précisément, il n’aurait pas compris que la psychologie hédoniste n’était pas nécessaire aux théories subjectives de la valeur [Aspromourgos, 1986, p. 269]. Il est vrai qu’en substituant la notion de préférences ordinales à celle d’utilité cardinale, les travaux de Vilfredo Pareto et de John Hicks ont montré que les théories marginalistes de la valeur pouvaient s’affranchir de l’utilitarisme benthamien proprement dit. Dès lors, s’en trouveraient affaiblies non seulement la thèse veblenienne de la continuité entre la pensée classique et le marginalisme, mais aussi sa critique de l’économie néoclassique. Plus précisément, la validité de l’une et l’autre serait limitée aux auteurs qui sont restés fidèles au « cardinalisme ». Cependant, comme nous l’avons déjà souligné (supra 1.3.1. dans ce chapitre), Veblen appréhende l’utilitarisme comme une préconception irréductible aux postulats psychologiques benthamiens. Pour lui, l’importance de l’utilitarisme n’est pas dans la lettre de Bentham mais dans « l’esprit de l’hédonisme » [1908a, pp. 182-183], quoique cette notion soit relativement floue. Conformément à celui-ci, « la communauté économique normale, sur laquelle l’intérêt théorique a convergé, est un monde d’hommes d’affaires centré sur le marché et dont le schème de vie s’articule autour des notions de profit et de perte » 265 . Surtout, la préconception utilitariste conduit à universaliser la rationalité calculatrice propre à cette communauté particulière : « ce don d’évaluation et de calcul […] est le seul trait humain admis dans les hypothèses hédonistes » 266 [1908a, p. 223]. Dès lors, l’objet central de la critique veblenienne de l’utilitarisme est l’idée selon laquelle l’esprit de l’homme serait uniforme dans l’espace et le temps, si bien qu’il n’y aurait pas lieu de s’appesantir sur les déterminants institutionnels de son comportement [Kilpinen, 1998, pp. 34-35 ; 1999]. Or, comme l’affirme Lewin [1996], pas plus « l’ordinalisme » de Pareto et Hicks que la théorie des préférences révélées de Paul Samuelson n’ont répondu à la critique veblenienne qui « soulignait la faible portée de la théorie économique et le manque d’intérêt des analyses économiques pour les facteurs institutionnels et sociologiques » [Lewin, 1996, p. 1313].

Si les deux critiques dont nous venons de faire mention échouent à mettre en défaut l’interprétation veblenienne du marginalisme, c’est parce qu’elles négligent la spécificité de son approche. En effet, l’objet de Veblen n’est pas tant de discuter les théories économiques dans le détail, que d’en révéler les soubassements métaphysiques. Par là même, son but est de montrer que la pensée économique évolue beaucoup moins vite que ne voudraient le laisser croire ses auteurs. Autrement dit, Veblen veut mettre en évidence que nombre d’« innovations » théoriques masquent la permanence d’un même système de représentation du monde. Dès lors, l’intérêt de la lecture veblenienne du marginalisme est double. Non seulement Veblen en relativise grandement le caractère révolutionnaire, mais il situe sa force d’inertie dans les croyances les plus fondamentales des économistes. Alors que les théories subjectives de la valeur ont souvent été identifiées comme le point de départ d’une refonte de la science économique, Veblen y voit, avant tout, la perpétuation de préconceptions archaïques. Cependant, cette approche le conduit aussi à regrouper un grand nombre d’auteurs sur des bases quelquefois mal définies, alors même qu’il se dispense d’une analyse scrupuleuse de certaines théories. Autrement dit, si la démarche de Veblen permet d’éclairer l’atonie de la pensée économique, c’est parfois au prix de généralisations contestables et d’une lecture superficielle des textes.

Notes
265.

« The normal economic community, upon which theoretical interest has converged, is a business community, which centers about the market, and whose scheme of life is a scheme of profit and loss ».

266.

« That gift of appraisement and calculation […] is the hypothetical hedonist’s only human trait.