2.1.3. Les limites de la lecture veblenienne : le cas de Carl Menger

Tandis qu’il procède à une déconstruction méthodique des théories de J. B. Clark 267 , Veblen [1908a] conclut pour le moins hâtivement que celles-ci sont représentatives de toute la pensée marginaliste. C’est, dit-il, « comme un système habile et cohérent de théorie économique actuelle, que nous avons l’intention de discuter ici l’œuvre de M. Clark, non comme un corps de doctrines qui lui est propre ou qui diverge de la tendance principale » 268 [1908a, p. 182]. Dans cette orientation dominante de la pensée économique, Veblen situe notamment « l’école autrichienne » dont il identifie le « porte-parole » en la personne de Carl Menger [Veblen, 1898a, p. 73]. Or, il serait faux d’affirmer que Veblen ait présenté, en quelque endroit de son œuvre, une véritable analyse des théories autrichiennes en général, mengeriennes en particulier 269 . Ainsi se borne-t-il à répéter que « l’école autrichienne » perpétue la conception taxinomique de la science et la représentation hédoniste de l’être humain qui étaient celles de l’économie classique [1898a, p. 73 ; 1908a, pp. 181-182 ; 1908e, pp. 163-164]. Cette interprétation occulte l’importance accordée par Menger aux problèmes d’information auxquels les agents font face dans un environnement économique qu’il juge incertain. Comme le souligne Jaffé [1976, p. 521], « les critiques formulées par Thorstein Veblen à l’encontre de ce qu’il considérait comme la préconception autrichienne de la nature humaine étaient beaucoup mieux adaptées à la théorie de Jevons ou de Walras qu’à celle de Menger. […] Loin d’être un ‘calculateur fulgurant’, l’homme, tel que Menger le voyait, était une créature maladroite et commettant des erreurs, mal informée et rongée par l’incertitude, toujours tiraillée entre l’attrait de l’espoir et ses peurs obsédantes, et incapable, par nature, de prendre des décisions finement calibrées pour atteindre sa satisfaction ». De surcroît, la lecture veblenienne néglige la contribution de Menger à l’élaboration d’une théorie économique des institutions. Cette omission est d’autant plus surprenante que l’analyse mengerienne des « institutions organiques » met l’accent sur les conséquences non intentionnelles des interactions sociales, faisant ainsi écho à la conception non téléologique de l’évolution institutionnelle prônée par Veblen 270 [Boettke, 1989, p. 80 ; Garrouste, 1995 ; Dulbecco & Dutraive, 2001, p. 43].

Ce survol de la pensée de Menger suffit à montrer que Veblen a homogénéisé des approches très différentes de l’être humain et de la société. On peut alors se demander si la recherche d’un dénominateur commun à de multiples théories, défini en des termes très généraux sinon équivoques, ne conduit pas nécessairement à donner de celles-ci (ou au moins certaines d’entre elles) une image excessivement déformée car trop irrespectueuse de leurs spécificités. Il serait excessif, cependant, de dénier toute similarité entre la pensée de Menger d’une part, et celle de Jevons ou de J. B. Clark d’autre part. Bien que Menger souligne l’importance des obstacles, informationnels notamment, à la réalisation d’un équilibre de marché, la notion d’équilibre n’en est pas moins présente dans son analyse. Autrement dit, « ce n’est pas que Menger ignorait les tendances vers un équilibre ultime dans le monde réel », mais qu’il était prompt à reconnaître l’existence de facteurs déséquilibrants [Jaffé, 1976, p. 520]. Or, le fait de raisonner par rapport à une situation d’équilibre, même très hypothétique, est déjà, pour Veblen, la marque d’une approche « taxinomique » de la science. En outre, la théorie mengerienne des « institutions organiques » n’est pas exempte de toute imputation téléologique. Comme l’affirme Rutherford [1989, pp. 164-167], Menger tend à considérer que les institutions qui émergent des interactions sociales sont sinon efficientes, du moins salutaires pour la société 271 . Selon les termes de Gerald P. O’Driscoll [1986, p. 607], l’un des représentants contemporains de la tradition autrichienne, « Menger a traité l’évolution de la monnaie comme la conséquence non intentionnelle d’individus poursuivant leur propre intérêt, dans une analyse qui rappelle le raisonnement de la main invisible d’Adam Smith ». Or, Veblen voit dans la croyance en une « main invisible », la perpétuation d’une préconception téléologique. Considéré sous cet angle, Menger ne se distingue donc pas fondamentalement des autres économistes néoclassiques. Enfin, s’il est un point commun à tous les théoriciens marginalistes, y compris Menger, c’est la volonté de mettre à jour des lois dont la validité serait universelle et non circonscrite à un système économique donné [Dulbecco & Dutraive, 2001, p. 45]. Comme le montre Clark [1992, pp. 121-123], le but ultime de Menger est de révéler « ‘l’essence’ des phénomènes économiques » en vue d’établir des « ‘lois exactes’ » 272 . Par conséquent, bien qu’il ait développé une analyse approfondie de l’histoire et des institutions, dans une perspective que O’Driscoll [1986] et Garrouste [1995] qualifient d’évolutionniste, Menger ne renonce pas à l’idée d’une science pure dont l’objet serait de découvrir des lois atemporelles, indépendantes de tout contexte socio-économique. De façon générale, cette « distinction entre les sciences théoriques et les sciences historiques-empiriques » constitue un point de convergence essentiel des trois inventeurs du marginalisme, que sont Menger, Jevons et Walras [Clark, 1992, pp. 121, 146-147]. Elle transparaît également dans l’analyse que fait John Bates Clark, de l’écart entre, d’une part, les conditions économiques réelles et, d’autre part, la situation de concurrence parfaite dans laquelle les « lois naturelles » de détermination des prix et des salaires se manifestent sans entraves [Leonard, 2003a]. Sans nier l’originalité de Menger, le fait de l’associer aux autres promoteurs du marginalisme n’est donc pas dénué de tout fondement.

Selon nous, le véritable problème de la présentation que fait Veblen de « l’école autrichienne » réside moins dans son mode de lecture des théories économiques en général, que dans le caractère insignifiant de son analyse de la pensée mengerienne. En effet, une étude scrupuleuse de l’œuvre de Menger aurait permis à Veblen d’identifier les deux préconceptions qui la sous-tendaient : l’une de nature « évolutionniste » qui a donné à « l’école autrichienne » sa spécificité, la seconde d’ordre « taxinomique » qui place Menger dans la continuité de la pensée classique, à l’instar des autres économistes marginalistes. Bien qu’elle fragilise sa critique du néoclassicisme, la faiblesse de son interprétation de la pensée autrichienne ne remet pas en cause la pertinence de l’approche veblenienne des théories économiques, fondée sur la mise à jour des préconceptions de leurs auteurs. Comme le montre son analyse du système de J.B. Clark [Veblen, 1908a], cette démarche peut s’avérer très fructueuse, dès lors qu’elle s’appuie sur une lecture scrupuleuse des textes.

Notes
267.

L’attention particulière que Veblen porte à J. B. Clark s’explique par sa position de premier plan dans la science économique américaine, au tournant des XIXe et XXe siècles. En effet, Clark fut le principal acteur du développement de la pensée marginaliste aux États-Unis et l’un des économistes américains les plus estimés de son époque [Henry, 1995 ; Leonard, 2003a]. Rappelons, par ailleurs, que Clark a enseigné l’économie à Veblen lors de son passage à Carleton College. Veblen fut d’ailleurs un étudiant particulièrement apprécié de son professeur [Dorfman, 1934, p. 54].

268.

« It is as such, as a competent and consistent system of current economic theory, that it is here intended to discuss Mr. Clark’s work, not as a body of doctrines peculiar to Mr. Clark or divergent from the main current ».

269.

Le seul examen que Veblen ait fait des théories autrichiennes est un court essai [1892b] consacré à Positive Theorie des Kapitales, l’ouvrage maître d’Eugen von Böhm-Bawerk paru en 1889. Toutefois, cet article (l’un des tous premiers écrits économiques que Veblen ait publiés) ne s’inscrit nullement dans la perspective d’une interprétation générale de la pensée autrichienne. Son objet est circonscrit à la question de la source du salaire, posée dans les termes d’un débat entre la théorie du fonds des salaires et la distinction entre « capital social » et « capital privé » telle qu’elle est définie par Böhm-Bawerk. Celui-ci n’est, d’ailleurs, pas même présenté dans l’article comme un membre de « l’école autrichienne ».

270.

Soulignons, à cet égard, la multiplication récente des démarches visant à établir un dialogue entre les théories institutionnalistes et autrichiennes. Les actes du symposium Austrian and Institutional Economics, édités par Warren J. Samuels [1989], montrent la diversité des réactions, notamment institutionnalistes, à cette entreprise de rapprochement. Philippe Dulbecco & Véronique Dutraive [2001 ; 2002] offrent non seulement une revue détaillée de la littérature sur cette question, mais tentent eux-mêmes d’exploiter les complémentarités entre les deux traditions de pensée en vue de jeter les bases d’une théorie générale du changement institutionnel et des processus de marché. C’est dans cette même perspective de développement des complémentarités entre les traditions autrichienne et institutionnaliste, que Pierre Garrouste [1995] s’emploie à définir les conditions d’un « ‘dialogue’ » entre les approches mengerienne et veblenienne des institutions.

271.

L’imputation d’une tendance efficiente dans le processus de sélection involontaire des institutions prendra un caractère plus systématique dans la pensée de Friedrich A. von Hayek.

272.

Parmi celles-ci se trouve, évidemment, l’assertion selon laquelle la valeur de toute marchandise est déterminée par l’utilité qu’elle procure aux consommateurs, sachant que les biens sont rares et que leur utilité marginale est décroissante.