2.2.1. Une analyse du capitalisme d’affaires fondée sur les catégories d’une économie artisanale

Selon Veblen, les théories marginalistes persistent à analyser le capitalisme avec des catégories obsolètes en regard de son évolution. En effet, leurs auteurs continuent à raisonner dans le cadre d’une économie hautement concurrentielle et donc atomistique. Or, pour Veblen, le capitalisme a connu des transformations profondes depuis les prémisses de la Révolution industrielle dans le Royaume-Uni de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Le développement du machinisme a engendré une forte intégration des processus productifs. Celle-ci s’est traduite par une division croissante du travail entre les activités productives, les « emplois industriels », d’une part, et les activités commerciales et financières, les « emplois pécuniaires », d’autre part [1901]. Ainsi la firme capitaliste est-elle devenue le siège de deux logiques discordantes : une logique de production de valeurs d’usage incarnée par les techniciens et les ingénieurs, et une logique de production de valeurs pécuniaires assumée par les hommes d’affaires. La première est « la capacité à produire des biens », la seconde « la capacité à produire des profits » [1921, p. 67]. Cependant, compte tenu du système juridique en vigueur, le pouvoir de décision dans l’entreprise s’est trouvé entièrement concentré entre les mains des hommes d’affaires, en tant que propriétaires des actifs de la firme ou, de plus en plus, en tant que mandataires des « propriétaires absentéistes ». Cette évolution structurelle, l’émergence d’un système de production à grande échelle caractérisé par une différenciation croissante entre « l’industrie » et « les affaires », n’aurait pas percé les frontières des théories classiques et marginalistes. Selon Veblen [1925, p. 11], « cette croissance de la propriété absentéiste et de l’entreprise d’affaires durant leur siècle [i.e. le dix-neuvième siècle] est l’une des choses qui ont échappé aux économistes de l’époque victorienne, en même temps que l’essor de la technologie moderne » 273 . Le cadre d’analyse des théories marginalistes demeure celui d’une organisation productive individualiste dans laquelle « l’entrepreneur accomplit fréquemment le travail d’un contremaître ou d’un expert en technologie, aussi bien que celui de directeur commercial » [1901, p. 295]. Par là même, les économistes marginalistes appréhendent le capitalisme moderne avec les catégories d’un ordre économique révolu où « une efficacité productive modeste était l’élément principal de la réussite commerciale » et où « les affaires […] étaient habituellement gérées en vue de gagner sa vie plutôt que pour dégager des profits sur investissement » 274 [1904a, pp. 23-24]. En d’autres termes, ils s’obstinent à discuter les problèmes de leur temps avec les concepts adaptés à une économie fondée sur l’artisanat et le petit commerce, semblable à celle théorisée par Adam Smith. En bref, la science économique n’en finirait pas d’être hantée par ses pères fondateurs.

Notes
273.

« This growth of absentee ownership and business enterprise during their century is one of the things which the economists of the Victorian age overlooked, together with the rise of modern technology ».

274.

« An unsophisticated productive efficiency was the prime element of business success » ; « business […] was customarily managed with a view to earning a livelihood rather than with a view to profits on investment ».