2.2.2. La perpétuation d’une conception taxinomique, statique et téléologique de la science économique

Selon Veblen, l’incapacité des économistes marginalistes à saisir correctement les transformations du capitalisme résulte directement de leurs préconceptions archaïques quant à la nature des institutions et de l’action humaine. Dans l’essai qu’il consacre à John Bates Clark, Veblen [1908a] fustige ses « robinsonnades » qu’il considère comme de piètres expédients à une analyse « évolutionniste » des institutions économiques. Peu importe pour Clark que « ‘le chasseur solitaire’ » et « l’homme qui ‘fabrique par son propre travail tous les biens qu’il utilise’ » relèvent de l’affabulation [1908a, p. 184]. De façon générale, le problème des économistes marginalistes n’est pas d’expliquer les origines du système institutionnel qui leur est contemporain. Celui-ci est posé, de façon normalisée, comme un prérequis de l’analyse. Selon Veblen [1909, p. 236], « les éléments culturels ainsi tacitement postulés, comme conditions immuables précédant la vie économique, sont la propriété et le libre contrat, ainsi que les autres caractéristiques du système des droits naturels impliquées dans l’exercice de ceux-là » 275 . Cette démarche revient à considérer la propriété privée comme relevant de « la nature des choses ». Il n’est donc point question d’étudier les conditions historiques de son émergence et de son évolution, ni de mettre en doute son efficacité économique et encore moins sa légitimité. Par ailleurs, « l’institution de la propriété […] est supposée n’avoir aucune influence sur l’orientation du comportement économique, lequel est conçu pour suivre sa trajectoire vers son issue hédoniste, comme si aucun facteur institutionnel, tel que celui-ci, n’intervenait entre l’impulsion et sa réalisation » 276 [1909, p. 244]. En d’autres termes, à une conception des institutions comme paramètres donnés et invariablement figés, correspond une représentation mécanique du comportement humain. Le système institutionnel étant ramené à une constante, les agents hédonistes l’intègrent dans leur prise de décision comme un facteur exogène. Ils se contentent alors de répondre à des stimuli extérieurs selon une règle préétablie et immuable 277 . Cette approche de la nature humaine conçue comme « passive, substantiellement inerte et invariablement donnée » est synthétisée dans le célèbre portrait que Veblen [1898a, pp. 73-74] dresse de l’homo œconomicus : c’est « un fulgurant calculateur de plaisirs et de peines, oscillant comme un globule homogène fait de désir de bonheur, sous l’impulsion de stimuli qui le déplacent un peu partout sans le déformer. Il n’a ni antécédent ni conséquent. Il est une donnée humaine invariable, isolée, en équilibre stable lorsqu’il n’est pas ballotté par des forces qui l’envoient dans une direction ou dans une autre. Enfermé volontairement dans un espace réduit à sa plus simple expression, il tourne de façon symétrique autour de son propre axe spirituel jusqu’à ce que le parallélogramme des forces pèse sur lui au point qu’il en vienne à suivre la ligne de la résultante. Quand cesse l’action de ces forces, il revient au repos et retrouve son état initial de globule fait de désir et se suffisant à lui-même » 278 . Veblen formule deux objections à l’encontre de cette représentation du comportement humain. Non seulement elle n’est pas conforme aux résultats des sciences « évolutionnistes », telles que la biologie, la psychologie ou l’anthropologie modernes, mais elle enferme irrémédiablement l’économie dans une définition « pré-darwinienne » de la science. En effet, « les postulats hédonistes [...] sont de nature et de portée statiques et rien d’autre qu’une théorie statique (une taxinomie) ne ressort de leur développement » 279 [1908a, p. 191].

On comprend mieux, dès lors, l’importance que Veblen donne à l’utilitarisme (au sens large où il entend ce terme) dans sa critique de l’économie néoclassique. Selon lui, la limite essentielle de la représentation marginaliste des comportements humains est qu’elle empêche le développement d’une économie « évolutionniste ». Veblen [1898a, p. 73] affirme, par exemple, que si l’on peut qualifier la conception autrichienne de la nature humaine d’« erronée », c’est uniquement « en regard du but présent [i.e. faire accéder l’économie au rang des sciences « post-darwiniennes »], quoiqu’elle puisse être adaptée à quelque autre objectif ». En d’autres termes, la principale limite inhérente à l’utilitarisme est qu’il contraint le marginalisme à perpétuer l’approche « taxinomique » de la science inaugurée par l’économie classique. En supposant que l’être humain se comporte de façon mécanique dans un environnement institutionnel immuable, l’économie néoclassique « n’aborde pas le type de questions qui préoccupent les sciences modernes, c’est-à-dire les questions de genèse, de croissance, de variation, de processus, en bref les questions d’ordre dynamique » 280 [1908a, p. 192]. Elle s’en tient principalement à l’élaboration d’une théorie du « cas normal », consistant en « la définition et la classification des phénomènes de la vie économique en fonction de cet hypothétique système concurrentiel [i.e. ‘le système concurrentiel hypothétiquement parfait’] » 281 [1908a, p. 187]. Par là même, l’approche des économistes marginalistes est essentiellement statique. Pour Veblen, ce que J. B. Clark considère comme sa contribution à la « dynamique économique », dans son ouvrage Essentials of Economic Theory paru en 1907, n’est rien d’autre qu’une théorie de la tendance à, ou autour de l’équilibre. En effet, Clark analyse la dynamique comme une suite d’états statiques plus ou moins équilibrés 282 . Dès lors, « une société idéalement dynamique » serait une économie sans friction dans laquelle se succèderaient différents équilibres concurrentiels. Ainsi, « l’état ‘dynamique’ idéalement parfait coïnciderait avec l’état ‘statique’ » à chaque moment du temps [1908a, pp. 189-190]. Au-delà même de sa nature taxinomique et statique, l’économie marginaliste n’aurait donc pas renoncé à toute imputation téléologique dans son analyse des processus socio-économiques. La survivance de cette préconception téléologique serait particulièrement manifeste dans la théorie marginaliste de la répartition.

Notes
275.

« The cultural elements so tacitly postulated as immutable conditions precedent to economic life are ownership and free contact, together with such other features of the scheme of natural rights as are implied in the exercise of these ».

276.

« The institution of property […] is allowed to have no force in shaping economic conduct, which is conceived to run its course to its hedonistic outcome as if no such institutional factor intervened between the impulse and its realization ».

277.

Notons que J. B. Clark lui-même a pu, dans ses premiers écrits, adhérer à une position semblable. En 1877, par exemple, il déclare que la représentation classique de l’être humain est « trop mécanique et trop égoïste pour correspondre à la réalité » [Clark, cité par Dorfman, 1955, p. 24]. Pour comprendre cette affirmation, il faut se rappeler que J. B. Clark fut l’un des premiers et nombreux économistes américains à avoir parachevé sa formation en Allemagne. À cette occasion, il suivit, en particulier, les cours de Karl Knies, l’une des figures de la première école historique allemande, à l’Université d’Heidelberg. Néanmoins, selon Henry [1995, p. 2], s’il est indéniable que l’approche historique allemande a eu une influence sur les écrits de jeunesse de Clark, elle n’a « jamais dominé sa pensée économique ». Henry [1995] nuance ainsi la thèse courante de l’existence d’une rupture dans l’œuvre de J. B. Clark. Quoi qu’il en soit, il faut insister sur le fait que les travaux de Clark sont divers et ne sont pas tous strictement marginalistes.

278.

« The hedonistic conception of man is that of a lightning calculator of pleasures and pains, who oscillates like a homogeneous globule of desire of happiness under the impulse of stimuli that shift him about the area, but leave him intact. He has neither antecedent nor consequent. He is an isolated, definitive human datum, in stable equilibrium except for the buffets of the impinging forces that displace him in one direction or another. Self-imposed in elemental space, he spins symmetrically about his own spiritual axis until the parallelogram of forces bears down upon him, whereupon he follows the line of the resultant. When the force of the impact is spent, he comes to rest, a self-contained globule of desire as before ».

279.

« The hedonistic postulates […] are of a statical scope and character, and nothing but statical theory (taxonomy) comes out of their development ».

280.

« It does not approach questions of the class which occupy the modern sciences, – that is to say, questions of genesis, growth, variation, process (in short, questions of a dynamic import) ».

281.

« Economic theory consists in the definition and classification of the phenomena of economic life in terms of this hypothetical competitive system [i.e. ‘the hypothetically perfect competitive system’] ».

282.

Cette lecture est d’ailleurs conforme à celle de John Maurice Clark qui considère que la théorie « dynamique » de son père relève beaucoup plus de la statique comparative, que d’une approche véritablement dynamique [Leonard, 2003a, p. 545 note 30].