2.2.3. La critique veblenienne des théories marginalistes du capital et de la répartition

D’après Veblen, les économistes marginalistes demeurent fondamentalement attachés à la « loi de la distribution ‘naturelle’ [qui] affirme que tout agent productif reçoit ‘naturellement’ ce qu’il produit » [1908a, p. 201]. Autrement dit, le principe de rémunération des facteurs à leur productivité marginale ne serait que la traduction marginaliste du théorème d’équivalence entre le revenu et la contribution productive, tel qu’il fut développé par les économistes classiques. Par là même, la théorie de la répartition attesterait de la rémanence, parmi les économistes néoclassiques, de la croyance en une étroite correspondance entre la production de valeurs d’usage et la production de valeurs pécuniaires, telle qu’elle pouvait exister dans une économie artisanale.

Selon Veblen, cette assimilation des sphères « industrielle » et « pécuniaire » conduirait à de graves confusions dans l’analyse néoclassique du capital. Plus précisément, Veblen [1908a, pp. 194-201] s’attaque à l’idée selon laquelle le capital, en tant que « fait pécuniaire », serait « substantiellement identique » aux « biens capitaux », c’est-à-dire à « l’équipement industriel ». Pour Veblen [1908d (1971), p. 131], le capital n’est, par sa fonction, qu’un phénomène pécuniaire puisque « l’investissement est une opération pécuniaire [qui] vise un gain pécuniaire – gain en terme de valeur et de propriété » 283 . Considéré sous cet angle, le capital n’est rien d’autre que « la richesse investie ». Toutefois, envisagé selon sa nature, il ne saurait être appréhendé comme une catégorie homogène. En effet, il convient, dit Veblen, de distinguer clairement les « actifs tangibles » des « actifs intangibles » de l’entreprise d’affaires 284 . Les premiers désignent « les biens capitaux pécuniairement utiles, considérés comme une possession précieuse procurant un revenu à leur propriétaire ». Il s’agit donc « d’éléments matériels de richesse », c’est-à-dire de moyens de production au sens physique du terme, évalués non du point de vue de leur utilité technique ou industrielle, mais pécuniaire ou commerciale. Les seconds renvoient, quant à eux, à « des éléments immatériels de richesse » dont la « valeur capitalisable […] a en général peu de rapport, sinon aucun, avec leur utilité industrielle comme facteur de production » 285 [1908d (1971), pp. 131-132]. Cette seconde catégorie d’actifs englobe toutes sortes d’artefacts, souvent coutumiers ou juridiques, permettant à son détenteur de jouir « d’un avantage de vente préférentiel » 286 [1908d (1971), p. 141] : la réputation, les secrets de fabrication, les brevets, les concessions, les marques et autres droits de monopole. L’ensemble de ces « avantages différentiels » est couramment désigné par le terme de « good will » 287 que Veblen définit comme « un ensemble d’illusions accumulées et négociables ». Ces « valeurs intangibles » sont « le produit du sens commercial, non du travail appliqué ; elles sont utiles au vendeur, non à l’acheteur ». À la différence des actifs tangibles, les actifs intangibles n’ont donc strictement aucune « utilité pour la communauté en général » : « ils n’ont, dans l’ensemble, aucune utilité ou valeur agrégées » 288 [1918c, p. 99]. Au contraire, ils constituent un gaspillage de ressources qui ampute le « bien commun », à l’instar de la publicité, utilisée par les firmes comme un moyen d’acquérir de la réputation [1908d, p. 367 ; 1921, p. 68]. De plus, en créant des rentes de monopole, les « actifs intangibles de l’entreprise d’affaires » sont un instrument d’accaparement de la richesse produite grâce aux « actifs intangibles de la société », c’est-à-dire grâce aux connaissances techniques socialement accumulées (cf. supra chap. 1, 3.1.). Bien que la capitalisation d’« actifs intangibles » par les entreprises constitue une caractéristique majeure du capitalisme d’affaires du début du vingtième siècle, elle est, le plus souvent, totalement ignorée par les économistes marginalistes. En effet, non seulement la reconnaissance de ce fait remettrait en cause le principe de rémunération des facteurs à leur productivité marginale, mais elle contraindrait les théoriciens à considérer « les phénomènes de monopole, supposés ‘contre nature’, comme un développement normal de l’entreprise d’affaires » [1908a, p. 197].

Dès lors, Veblen estime que les théories néoclassiques de la répartition et du capital ont pour principale fonction de légitimer la distribution des droits de propriété dans les sociétés capitalistes modernes. Autrement dit, elles relèvent plus du « savoir pragmatique » que de la « connaissance désintéressée ». Ainsi, la loi de répartition « naturelle » du produit offrirait « un appui à ceux qui croient en l’ordre ancien […] pour débattre des questions de salaire et de profit d’une façon qui les convainc eux-mêmes et renforcent dans leur foi ceux qui croient déjà en cet ordre » 289 [1908a, p. 206]. Veblen [1901, pp. 281-284] en conclut que le théorème d’équivalence entre le revenu et la contribution productive n’est qu’un « postulat dogmatique », indémontrable et tautologique. En outre, du point de vue de Veblen [1908a, p. 203], « le fait d’affirmer que les salaires payés pour le travail sont à la hauteur de ce que celui-ci produit ne répond à aucune question pertinente d’équité » 290 . En effet, dans la mesure où la production mobilise la société dans son ensemble, en ce qu’elle est le dépositaire des connaissances techniques indispensables à toute activité productive, il est illusoire de chercher à établir la contribution de chaque input à la valeur totale du bien produit [McCormick, 2002, p. 268]. La production étant par nature une activité sociale, la richesse produite est elle-même sociale (il s’agit du « bien commun ») et devrait donner lieu à une répartition socialement égalitaire 291 .

Malgré ses insuffisances, la lecture veblenienne de la pensée marginaliste est porteuse d’une critique fondamentale. En montrant que le marginalisme perpétue les préconceptions des économistes classiques, Veblen souligne le caractère « pré-évolutionniste » de cette approche des phénomènes économiques. Ainsi, le cadre d’analyse des théoriciens marginalistes les empêcherait irrémédiablement de faire accéder l’économie au rang des sciences modernes. Dès lors, les deux seules perspectives de développement de cette économie néoclassique seraient le raffinement d’une théorie « taxinomique » issue de la pensée classique ou le glissement vers une approche strictement « pragmatique » de la connaissance. Selon les termes de Veblen [1898a, pp. 67-68], « l’aboutissement de la méthode [marginaliste] est, au mieux, un corps de propositions logiquement cohérentes concernant les relations normales entre les choses, c’est-à-dire un système de taxinomie économique. Son issue est, au pire, un corps de maximes pour la conduite des affaires et une discussion polémique relative à des points de politique litigieux » 292 (voir également [1908a, p. 191]). Dans le dernier essai économique qu’il a publié, Veblen [1925] tranche d’ailleurs clairement cette alternative en faveur de la seconde hypothèse.

Notes
283.

« Investment is a pecuniary transaction, and its aim is pecuniary gain, – gain in terms of value and ownership » [1908d, p. 352].

284.

Cette distinction entre propriété tangible et propriété intangible a d’ailleurs été avalisée, dès 1890, par la Cours suprême des États-Unis [Guéry, 2001, p. 25].

285.

« ‘Tangible assets’ is here taken to designate pecuniarily serviceable capital goods, considered as a valuable possession yielding an income to their owner ». « ‘Intangible assets’ are immaterial items of wealth [whose] capitalisable value […] has commonly little, if any, relation to the industrial serviceability of these items of wealth considered as factors of production » [1908d, p. 353].

286.

« A preferentially advantageous sale » [1908d, p. 363].

287.

Il s’agit notamment du vocable usité en comptabilité pour qualifier les actifs incorporels d’une entreprise.

288.

« Such a body of accumulated and marketable illusions constitute what is known as ‘good-will’ ». « [Such] intangible values […] are the product of salesmanship, not of workmanship ; and they are useful to the seller, not to the buyer. They are [not] useful […] for serviceability to the community at large […]. They have, on the whole, no aggregate value or utility ».

289.

« It affords a basis for those who believe in the old order […] to argue questions of wages and profits in a manner convincing to themselves, and to confirm in the faith those who already believe in the old order ».

290.

« It answers no pertinent question of equity to say that the wages paid for labor are as much as it will bring ».

291.

Tilman [1996, p. 210] partage cette idée et fait référence à un texte non publié de Phillip O’Hara dans lequel celui-ci montre que « ce principe de richesse sociale collective est le point focal de la critique veblenienne de la théorie de la productivité marginale des facteurs de production et joue un rôle clé dans le développement de son opinion concernant les ‘rentes’ ». Cette dernière idée renvoie directement à l’analyse normative de Veblen (cf. infra chap. 8, 1.2.).

292.

« The outcome of the method, at its best, is a body of logically consistent propositions concerning the normal relations of things – a system of economic taxonomy. At its worst, it is a body of maxims for the conduct of business and a polemical discussion of disputed points of policy ».