Section 1. Les erreurs de l’historicisme et de l’historisme : Karl Marx et les écoles historiques allemandes

L’objet de cette section est de mieux saisir ce que devrait être, pour Veblen, une analyse « évolutionniste » des processus historiques, à travers sa lecture de différentes tentatives d’intégration de l’histoire en économie. De fait, l’interprétation que Veblen a donnée du système marxien et des écoles historiques allemandes constitue une source d’information précieuse pour comprendre sa propre conception des processus historiques et identifier la place qu’il entend donner à l’histoire dans son économie « post-darwinienne ». L’analyse de Veblen est, à cet égard, d’autant plus intéressante qu’elle s’applique à des pensées plus ou moins représentatives de deux formes distinctes d’intégration de l’histoire dans la science économique. Il est courant, en effet, d’associer respectivement les écoles historiques allemandes et la pensée marxienne à l’une des deux approches distinguées par Karl Popper [1944] et couramment désignées par les termes d’« historisme » et d’« historicisme » 293 . Cette interprétation est, néanmoins, très approximative. Comme le rappelle Dockès [2002], la différence fondamentale entre les « historistes » et les « historicistes » tient à ce que les premiers mettent en avant la spécificité de chaque trajectoire historique jusqu’à dénier toute possibilité de généralisation théorique, tandis que les seconds affirment l’existence de lois de l’histoire dont la portée serait universelle. Dès lors, Dockès [2002] estime que les écoles historiques allemandes et le système marxien, loin de constituer des cas typiques de ces deux approches, empruntent à l’une et l’autre. Pour autant, distinguer l’historicisme de l’historisme n’en est pas moins utile pour appréhender la conception veblenienne des processus historiques. Cela permet, en effet, d’éclairer deux des principaux écueils que Veblen considère comme devant être évités dans le cadre d’une économie « post-darwinienne ». Ainsi s’oppose-t-il à la fois à la croyance des historicistes en l’existence de lois générales et nécessaires de l’histoire et au refus des historistes de théoriser l’évolution historique. Si Veblen interprète la pensée marxienne comme un historicisme d’inspiration hégélienne et utilitariste (1.1.), il considère que les écoles historiques allemandes regroupent des auteurs très différents dont l’approche s’apparente soit à l’historicisme, soit à l’historisme, soit à « l’évolutionnisme » (1.2.).

Notes
293.

Plus précisément, Popper [1944] isole les « thèses antinaturalistes de l’historicisme » (nous parlerons d’« historisme ») des « thèses pronaturalistes de l’historicisme » (c’est-à-dire « l’historicisme » proprement dit).