1.1.1. Marx et Veblen : une brève revue de la littérature

Veblen a exposé son analyse du marxisme dans un article dont la première partie était consacrée aux théories de Marx lui-même [1906b] et la seconde à certains de ses héritiers proclamés [1907]. Cependant, c’est vraisemblablement dans les années 1890 qu’il a forgé l’essentiel de son interprétation du marxisme comme en témoignent ses nombreuses recensions d’ouvrages ayant trait à ce thème 294 . Il existe une littérature importante et contradictoire discutant l’influence que Marx a pu avoir sur Veblen, la proximité de leurs idées et la pertinence de la lecture veblenienne du système marxien. Certains commentateurs, à l’instar de Rosenberg [1948], ont considéré que Veblen avait été fortement influencé par Marx, dont il aurait, toutefois, relativisé les principes méthodologiques et nuancé les conclusions 295 . De même, selon Paul M. Sweezy [1958b, pp. 179-180], l’une des principales figures du marxisme anglo-saxon, « le cadre général de la théorie veblenienne du capitalisme est extrêmement semblable à celui de la théorie marxienne et a sans doute été largement tiré de cette source », quoiqu’il existe des différences importantes entre les deux auteurs quant à leur analyse de la « dynamique interne du mode de production capitaliste ».Cependant, nombreux sont ceux à avoir estimé que la thèse d’une continuité de pensée était difficilement conciliable avec les critiques fondamentales que Veblen a opposées au système marxien 296 [Aron, 1970 ; Mayhew, 1988, pp. 33-34 ; Edgell & Tilman, 1989, pp. 450-452 ; Edgell & Townshend, 1993]. Dès lors, l’affirmation d’une correspondance étroite entre l’analyse de Veblen et celle de Marx devait passer par une remise en cause de la lecture veblenienne des préconceptions marxiennes [Hunt, 1979 ; O’Hara, 2000b, pp. 45-66]. Autrement dit, Veblen aurait mal compris la pensée de Marx, ce qui l’aurait empêché de voir la proximité de leurs approches respectives. Cette interprétation prend tout son sens à la lumière du rapprochement entrepris par certains représentants de l’institutionnalisme et du marxisme contemporains 297 . En effet, l’institutionnalisme radical développé par William M. Dugger, James Ronald Stanfield et plus récemment Phillip Anthony O’Hara vise clairement à établir un dialogue, si ce n’est une synthèse, entre l’institutionnalisme veblenien et le marxisme (cf. en particulier Dugger [1988], Dugger & Sherman [1994 ; 1997], Stanfield [1995] et O’Hara [2000b] 298 ). L’analyse comparée de Marx et Veblen s’inscrit alors dans une démarche d’homogénéisation dont la finalité est d’abord constructive. Cet objectif suppose de mettre l’accent sur les points de convergence entre les deux auteurs et de considérer leurs différences comme secondaires, quitte à infléchir quelque peu leur pensée. Cette entreprise déborde notre préoccupation immédiate qui est d’utiliser l’interprétation que fait Veblen du système marxien pour éclairer sa propre conception des processus historiques 299 . Aussi ne prétendons-nous pas discuter dans le détail la justesse de l’interprétation veblenienne de Marx, ni évaluer précisément la compatibilité de leurs idées.

Notes
294.

Hodgson [1998d] dresse une liste exhaustive des publications de Veblen jusqu’en 1898. Parmi celles-ci, on trouve onze comptes rendus d’ouvrages relatifs au marxisme ou au socialisme. Ces recensions ont toutes été publiées dans le Journal of Political Economy et rééditées par Dorfman dans Veblen [1973] : A History of Socialism de Thomas Kirkup (March 1893), Geschichte des Socialismus und Communismus im 19 Jahrhundert de Otto Warschauer (March 1893), Der Parlamentarismus, die Volksgesetzgebung und die Socialdemokratie de Karl Kautsky (March 1894), Bibliographie des Socialismus und Communismus de Joseph Stammhammer (June 1894), Socialism de Robert Flint (March 1895), Misère de la philosophie de Karl Marx (December 1896), Socialisme et Science Positive de Enrico Ferri (December 1896), Einführung in den Socialismus de Richard Calwer (March 1897), Essais sur la conception matérialiste de l’histoire de Antonio Labriola (June 1897), Sozialismus und soziale Bewegung im 19 Jahrhundert de Werner Sombart (June 1897), Die Marxistische Socialdemokratie de Max Lorenz (December 1897).

295.

Parmi les principes méthodologiques, Rosenberg [1948] range le déterminisme technologique et la lutte des classes. Pour ce qui est des conclusions, il fait référence à l’effondrement du mode de production capitaliste et à l’avènement du socialisme.

296.

Selon Hill [1958], la critique veblenienne de la pensée marxienne reflèterait la volonté de Veblen de « ‘révise[r]’ le marxisme en vue de son propre objectif », c’est-à-dire de « le rend[re] ‘darwinien’ ». Ainsi, « le marxisme devint, au vrai sens du terme, le veblenisme » [Hill, 1958, pp. 141-142]. Cette interprétation repose sur l’hypothèse, non justifiée par Hill, selon laquelle l’œuvre de Marx aurait été le point de départ des réflexions de Veblen. En outre, on peut se demander dans quelle mesure les critiques de Veblen laissent ouverte la possibilité d’amender le système marxien. Le fait que « Veblen ait rejeté les préconceptions fondamentales de Marx » [Hill, 1958, p. 139] n’exclut-il pas, de lui-même, toute démarche réformatrice ? Hill ne répond pas à cette question.

297.

Les démarches visant à instaurer des liens entre le marxisme et l’institutionnalisme ne sont pas choses nouvelles. Bien que Veblen ait été l’objet de diverses critiques plus ou moins vives dans la littérature marxiste [Simich & Tilman, 1982], un certain nombre d’auteurs ont, dès le début du vingtième siècle, cherché à concilier l’héritage de Veblen avec celui de Marx [Diggins, 1977, p. 308]. Par ailleurs, bien qu’il souligne les différences profondes qui opposent les deux auteurs, Wesley Clair Mitchell [1949 (vol. 2), p. 600] estime que les efforts déployés par Marx pour élaborer une théorie de l’évolution des institutions en font, « au vrai sens du terme, un économiste institutionnaliste ; il ne fut pas le premier, mais le plus grand certainement jusqu’à son époque ».

298.

On pourra également se reporter aux actes des deux symposiums organisés dans le cadre de l’Association for Institutionalist Tought, intitulés Anti-essentialist Marxism and Radical Institutionalism [De Martino, 1999] et Marxism, Institutionalism and Social Evolution [Toruño, 2002].

299.

Cette approche est semblable à celle adoptée par Hodgson [1998d, pp. 418-420].