1.1.2. L’interprétation veblenienne des préconceptions marxiennes : hégélianisme et utilitarisme

Selon Veblen [1906b, pp. 410-411], « il n’existe pas de système de théorie économique plus logique que celui de Marx. Aucune partie de ce système, aucun point de doctrine, ne peut être comprise, critiquée ou défendue correctement, si ce n’est comme une composante cohérente de l’ensemble et à la lumière des préconceptions et postulats qui donnent le point de départ et le principe déterminant du tout » 300 . L’interprétation que Veblen fait de la pensée marxienne procède donc de la même démarche que sa lecture de l’économie néoclassique. Il s’agit moins de discuter la pertinence de telle ou telle théorie, que de mettre à jour les fondements métaphysiques d’un système de pensée. Ainsi, Veblen affirme que l’originalité de l’analyse marxienne tient essentiellement à la combinaison de deux influences distinctes : celle de « l’hégélianisme matérialiste » et celle de « l’école utilitariste libérale » [1906b, p. 411 ; 1907, p. 431]. Bien qu’il critique fortement la pensée libérale anglaise, Marx n’en partagerait donc pas moins certains postulats et idéaux. Non seulement sa représentation de la nature humaine serait hédoniste, c’est-à-dire qu’elle réduirait l’individu à un être rationnel poursuivant continuellement son intérêt propre, mais il adhérerait pleinement au « système des droits et de la liberté naturels ». Cette « préconception utilitariste », Marx l’aurait puisée dans la pensée des socialistes ricardiens et de William Thompson en particulier 301 . Selon Veblen, elle fonderait non seulement la théorie marxienne de la valeur et de l’exploitation, mais aussi la soi-disant affirmation du « droit des travailleurs au produit intégral du travail ». Plus précisément, Marx tirerait des principes des droits naturels la conclusion selon laquelle le capitalisme est fondamentalement inique puisqu’il prive le salarié d’une partie du produit de son travail, la plus-value. A contrario, la légitimité d’un régime socialiste résiderait dans son respect du droit naturel des travailleurs à recevoir la totalité du produit de leur travail 302 . Toutefois, ce n’est que conjuguée à l’approche hégélienne de Marx que cette « préconception utilitariste » prendrait tout son sens.

Pour Veblen, la théorie marxienne de l’histoire humaine porte clairement la marque de la philosophie hégélienne. Cependant, c’est sur un hégélianisme matérialiste inspiré de Ludwig Feuerbach, non sur l’hégélianisme « orthodoxe », que Marx aurait développé son analyse des processus historiques. L’introduction du matérialisme dans la philosophie hégélienne conduirait à en inverser « la principale séquence logique ». Ainsi, « dans la conception matérialiste, la vie spirituelle de l’homme (ce qu’il pense) est un reflet de ce qu’il est sous le rapport matériel, de la même façon, précisément, qu’un hégélien orthodoxe ferait du monde matériel un reflet de l’esprit » 303 [1906b, p. 414]. Néanmoins, cette transformation ne modifierait en rien la nature téléologique et dialectique de l’évolution historique. À l’instar de Hegel, Marx penserait l’histoire comme l’accomplissement d’un processus inéluctable. Là où l’hégélianisme « orthodoxe » croyait en « le déploiement de la vie de l’esprit », Marx aurait mis en avant « l’épanouissement de la vie matérielle de l’homme en société » [1906b, p. 420]. Dans les deux cas, l’histoire serait un « mouvement […] autodéterminé et spontané » 304 tendu vers la réalisation d’un but ultime, qui dans la perspective marxienne prendrait la forme d’une « structure économique sans classes » [1906b, pp. 414, 417]. En bref, Marx n’aurait pas rompu avec « le postulat romantique de la direction efficace » qui sous-tendait la philosophie hégélienne [1915b, p. 72]. Autrement dit, la théorie marxienne de l’histoire reposerait au moins sur une préconception « pré-évolutionniste » incompatible avec le point de vue de la science moderne. Comme l’affirme Veblen [1906b, pp. 413-414], « le point le plus intéressant lorsque l’on identifie le matérialisme à l’hégélianisme, est le fait que cette assimilation le place immédiatement et irrémédiablement en opposition avec le darwinisme et les conceptions post-darwiniennes de l’évolution » 305 .

Pour Veblen [1906b, p. 414 ; 1907, p. 436], l’approche marxienne de l’histoire est « téléologique », alors que la science « post-darwinienne » conçoit celle-ci comme un processus « aveugle ». Dans un cas, l’évolution relève d’une « nécessité innée », dans l’autre, elle répond uniquement à une « causalité cumulative ». Le matérialisme historique repose sur l’imputation d’une « continuité de raison et donc de logique », c’est-à-dire « une continuité de nature personnelle », tandis que le point de vue « évolutionniste » est « complètement impersonnel ». Il en résulte que Marx identifie l’histoire à un mouvement de progrès, là où la science moderne n’y voit qu’une marche dont l’orientation est indéterminée. En effet, « dans le darwinisme, il n’y a aucun stade final ou parfait tel [qu’il en existe dans le système marxien] ni aucun équilibre définitif » 306 [1906b, p. 417]. Enfin, le matérialisme historique conduirait à une conception erronée du rôle de l’homme dans l’évolution historique, en regard des principaux résultats des sciences « évolutionnistes » intéressées à l’étude du comportement humain. Dès 1897, Veblen déclare, dans l’une de ses nombreuses recensions d’ouvrages sur le marxisme, que « la théorie matérialiste conçoit l’homme exclusivement comme un être social qui n’intervient dans le processus que comme un moyen de la transmission et de l’expression des lois sociales et des changements sociaux, alors qu’il est aussi, en réalité, un individu, acteur de sa propre vie » 307 [1897b, p. 469]. Comme le note Hodgson [1998d, p. 418-419], cet extrait atteste de l’importance que Veblen accorde à l’intentionnalité dans sa théorie de la nature humaine 308 . Bien qu’il soit prompt à souligner l’influence des déterminants sociaux sur le comportement individuel, Veblen se refuse à ne voir dans l’être humain qu’une « créature des circonstances ». Il considère que « les hommes modèlent leurs circonstances, de même qu’ils sont façonnés par elles » [Hodgson, 1998d, p. 419]. Veblen [1897b, p. 469] affirme, plus précisément encore, que les tenants du matérialisme historique se trompent en niant « que la volonté et les efforts des hommes visant un meilleur ajustement puissent fournir [la] force [motrice du développement social] » 309 . Cette critique est particulièrement intéressante dans la mesure où Veblen se la verra lui-même opposer. En effet, certains de ses détracteurs lui reprocheront d’avoir développé une analyse de l’évolution institutionnelle naïvement matérialiste, dans laquelle l’homme serait réduit à un simple vecteur des transformations techniques. Or, non seulement sa théorie du changement institutionnel est irréductible à un strict déterminisme technologique, mais son appareil méthodologique et analytique lui permet de traiter théoriquement du rôle des actions délibérées, qu’elles soient individuelles ou collectives, dans la dynamique des institutions (cf. infra chap. 7).

Pour bien saisir le contenu de la critique que Veblen adresse à l’encontre de la conception marxienne de l’être humain et de son rôle dans l’histoire, d’autres caractéristiques du système marxien doivent être considérées à présent. Selon Veblen, outre sa nature téléologique, le matérialisme historique partagerait avec l’hégélianisme « orthodoxe » une approche dialectique de l’évolution. Autrement dit, Marx considèrerait, à l’instar de Hegel, que la marche de l’histoire est intrinsèquement conflictuelle. Tandis que l’hégélianisme « orthodoxe » interprétait celle-ci comme « la lutte de l’esprit pour son épanouissement, selon le processus de la fameuse dialectique en trois phases », Marx verrait dans le progrès social la synthèse de la « lutte entre les classes pour les moyens matériels de la vie » 310 [1906b, p. 415]. La lutte des classes serait donc le maillon central du matérialisme historique. En effet, c’est elle qui constituerait le canal de transmission entre l’évolution des conditions infrastructurelles et les transformations sociales. Ainsi, « la réponse que les premiers marxistes ont donnée à [la] question ‘comment la situation économique façonne-t-elle les institutions ?’ était entièrement contenue dans l’idée que le lien causal se trouvait dans un intérêt de classe égoïste et calculateur » 311 [1901, p. 314]. Comme le suggère cette citation, Veblen estime que la lutte des classes, telle qu’elle est analysée dans le système marxien, repose sur une représentation hédoniste du comportement humain. En effet, « la lutte est présentée comme consciente ; elle procède d’une reconnaissance par les classes rivales de leurs intérêts mutuellement incompatibles quant aux moyens matériels de la vie » 312 [1906b, p. 417]. La lutte des classes serait donc symptomatique de l’enchevêtrement des préconceptions utilitariste et hégélienne dans la pensée de Marx. Elle témoignerait de l’efficacité avec laquelle celui-ci a réussi à conjuguer deux influences très différentes dans un système des plus cohérents. Pour Veblen, l’astuce de Marx est d’avoir compris que la conception hédoniste de l’être humain était complémentaire d’une approche téléologique de l’histoire, d’inspiration hégélienne. Comme nous l’avons déjà relevé (supra chap. 3, 2.2.2.), Veblen considère que les postulats hédonistes donnent de l’homme une représentation « passive, substantiellement inerte et invariablement donnée ». Ils conduisent, par là même, à dénier toute latitude à l’être humain dans sa prise de décision. Autrement dit, l’individu hédoniste n’agit pas, il réagit à des stimuli suivant une règle immuable. Or, cette conception de l’individu simplifie suffisamment son comportement pour qu’il puisse être intégré dans une analyse téléologique de l’évolution historique. Selon Veblen, la force de l’historicisme marxien est d’avoir réussi cette synthèse logique de l’utilitarisme et de l’hégélianisme. Ainsi, « dans la théorie de Marx, le socialisme surviendra inévitablement au moyen d’un mouvement de classe conscient, constitué des prolétaires qui agiront en connaissance de cause et imposeront le mouvement révolutionnaire conformément à leur propre intérêt » 313 [1906b, p. 427].

Cependant, la cohérence du système marxien, tel que Veblen l’interprète, fait aussi sa faiblesse. Pour peu que l’on porte atteinte à l’un de ses piliers, c’est l’édifice tout entier qui vacille. Aussi Veblen s’attaque-t-il directement aux postulats hédonistes de la représentation marxienne du comportement humain et à la notion de classe sociale qui lui est, selon lui, attachée. Montrer que cette conception de la nature humaine ne satisfait pas aux canons de la science « évolutionniste » suffirait à invalider le système marxien dans son ensemble. Or, « selon la norme darwinienne, il doit être admis que le raisonnement des hommes est largement contrôlé par des forces autres que logiques ou intellectuelles, que la conclusion à laquelle parvient l’opinion publique ou de classe est autant, sinon plus, affaire de sentiment que d’inférence logique, et que le sentiment qui anime les hommes, séparément ou collectivement, est autant, sinon plus, le produit de leurs habitudes et propensions innées que de l’intérêt matériel calculé » 314 [1907, p. 441]. La conception marxienne de la nature humaine qui dérive, d’après Veblen, de ses fondements hédonistes est donc inconciliable avec le point de vue scientifique moderne. Loin de considérer l’homme comme un être rationnel, uniquement mû par la recherche de son intérêt personnel, les sciences « évolutionnistes » ont montré que son comportement répondait à deux types de déterminants : des instincts et des habitudes. Cette théorie de la nature humaine n’est pas incompatible avec la notion de classe sociale. En effet, le concept d’institution, en tant qu’il désigne une habitude de pensée partagée par une communauté d’individus, peut fonder un sentiment d’appartenance à un groupe social. Ce que rejette la conception « évolutionniste » de l’homme, c’est l’idée que la structure de classe d’une société devrait immanquablement refléter les conditions matérielles objectives des individus qui la composent. Autrement dit, elle nie que les membres d’une société en viendront nécessairement à se regrouper en différentes classes, sur le seul fondement de leur intérêt économique bien compris. D’une part, les instincts définissent une pluralité de mobiles comportementaux dont certains sont contradictoires, si bien que le comportement d’un même individu peut répondre à des motivations très différentes. Par exemple, si l’instinct du travail bien fait peut conduire les ouvriers à s’opposer radicalement au système économique en vigueur au nom de l’intérêt général de la société, ils peuvent aussi en accepter les règles et inscrire leur action dans une logique pécuniaire de captation de la valeur ajoutée 315 [1921, pp. 48-49]. D’autre part, l’inertie des institutions peut constituer un obstacle décisif au changement révolutionnaire. En particulier, la propriété privée des moyens de production constitue, selon Veblen, une habitude de pensée si profondément enracinée dans le corps social qu’il peut être impossible pour certains individus d’en contester le bien-fondé, quand bien même ils en seraient les principales victimes. De plus, le savoir « pragmatique » offre aux « intérêts établis » des moyens efficaces pour légitimer les règles d’organisation sociale en vigueur et manipuler certains penchants populaires à leur propre avantage (cf. supra chap. 1, section 4). Ainsi, « il est parfaitement impossible, dans une optique darwinienne, de prédire si le ‘prolétariat’ continuera à œuvrer pour la révolution socialiste ou s’il s’en détournera de nouveau et épuisera ses forces dans le vaste désert du patriotisme » 316 [1907, p. 442].

La théorie de la lutte des classes constitue, pour Veblen, la clé de voûte du matérialisme historique de Marx. En la rejetant au motif de son caractère « pré-évolutionniste », c’est l’historicisme marxien dans son ensemble que notre auteur prétend invalider. Il croit d’ailleurs trouver confirmation de la profonde inadéquation du système marxien aux canons de la science moderne, dans les travaux de certains disciples proclamés de Marx.

Notes
300.

« There is no system of economic theory more logical than that of Marx. No member of the system, no single article of doctrine, is fairly to be understood, criticised, or defended except as an articulate member of the whole and in the light of the preconceptions and postulates which afford the point of departure and the controlling norm of the whole ».

301.

Thompson est l’auteur d’un ouvrage, paru en 1824, intitulé Enquête sur les principes de la distribution de la richesse la plus propre à engendrer le bonheur humain. Il y développe notamment l’idée selon laquelle la rente foncière et le profit seraient « une fraction de la valeur volée aux travailleurs » [Denis, 1993, p. 371]. Le terme « socialistes ricardiens » a été forgé par Foxwell dans son introduction au Droit au produit intégral du travail, l’ouvrage du philosophe du droit et historien du socialisme, Anton Menger (l’un des frères de Carl). Veblen se réfère, à plusieurs occasions, à l’ouvrage d’A. Menger et à l’introduction de Foxwell qu’il qualifie d’« admirable » [1904a, p. 71n. ; 1906b, p. 412n. ; 1907, p. 435n.].

302.

Il ne fait guère de doute que, sur ce point, Veblen tient son interprétation de la pensée marxienne, d’Anton Menger. Or, Marx a lui-même clairement rejeté cette conception dans sa Critique du programme de Gotha [Marx & Engels, 1972].

303.

« In the materialistic conception man’s spiritual life (what man thinks) is a reflex of what he is in the material respect, very much in the same fashion as the orthodox Hegelian would make the material world a reflex of the spirit ».

304.

« The movement is […] self-conditioned and self-acting ».

305.

« The chief point of interest here, in identifying the materialistic conception with Hegelianism, is that this identification throws it immediately and uncompromisingly into contrast with Darwinism and the post-Darwinian conceptions of evolution ».

306.

« In Darwinism there is no such final or perfect term, and no definitive equilibrium ».

307.

« The materialistic theory conceives of man as exclusively a social being, who counts in the process solely as a medium for the transmission and expression of social laws and changes ; whereas he is, in fact, also an individual, acting out his own life as such ».

308.

Ainsi que nous l’avons déjà relevé (supra chap. 2, 2.3.1), le point de vue « évolutionniste » implique simplement que l’intentionnalité doit elle-même pouvoir être expliquée en termes causals.

309.

« It denies that human discretion and effort seeking a better adjustment can furnish such a force ».

310.

« The struggle of the spirit for self-realisation by the process of the well-known three-phase dialectic » ; « a struggle between classes for the material means of life ».

311.

« What answer the early Marxists gave to this question, of how the economic situation shapes institutions, was to the effect that the causal connection lies through a selfish, calculating class interest ».

312.

« The struggle is asserted to be a conscious one, and proceeds on a recognition by the competing classes of their mutually incompatible interests with regard to the material means of life ».

313.

« In Marx’s theory, socialism is to come by way of a conscious class movement on the part of the propertyless laborers, who will act advisedly on their own interest and force the revolutionary movement for their own gain ».

314.

« Under the Darwinian norm it must be held that men’s reasoning is largely controlled by other than logical, intellectual forces ; that the conclusion reached by public or class opinion is as much, or more, a matter of sentiment than of logical inference ; and that the sentiment which animates men, singly or collectively, is as much, or more, an outcome of habit and native propensity as of calculated material interest ».

315.

Veblen estime, en particulier, que les organisations syndicales n’ont bien souvent aucune ambition révolutionnaire. Il affirme, par exemple, que « la Fédération Américaine du Travail n’est elle-même qu’un des Intérêts Établis, aussi prêt que tout autre à se battre pour sa part de privilèges et de profits. […] Sa raison d’être et sa préoccupation habituelle [sont] au mieux de gagner un petit quelque chose pour ses propres membres aux dépens plus que proportionnels du reste de la communauté. Cela ne fournit de base ni matérielle ni spirituelle pour un soulèvement populaire » [1921 (1971), pp. 54-55].

316.

« It is quite impossible on Darwinian ground to foretell whether the ‘proletariat’ will go on to establish the socialistic revolution or turn aside again, and sink their force in the broad sands of patriotism ».