1.1.3. La lecture veblenienne des « héritiers » de Marx : un simple prolongement de la critique de l’historicisme marxien

Veblen [1907, p. 433] estime que « le marxisme a subi certaines transformations fondamentales depuis qu’il a échappé à son créateur » 317 . Malgré leur déférence à l’égard de Marx, nombre de marxistes auraient, de fait, rompu avec les préconceptions du « maître » pour développer une approche scientifique d’inspiration « évolutionniste ». Veblen [1907, p. 432] juge cette évolution si profonde qu’il en vient à affirmer que « ce n’est pas le marxisme de Marx, mais le matérialisme de Darwin que les socialistes d’aujourd’hui ont adopté ». À cet égard, il rend plus particulièrement hommage à un certain nombre d’auteurs dont les travaux seraient l’expression d’une même volonté « de hisser le marxisme au niveau du point de vue de la science moderne » : Eduard Bernstein, Conrad Schmidt, Mikhaïl Tugan-Baranowski, Antonio Labriola et Enrico Ferri [Veblen, 1907, p. 439n.]. On ne peut que s’étonner de voir ainsi associés des auteurs aux positions si éloignées. Certes, Veblen concède lui-même qu’« ils ne sont, en aucune façon, d’accord entre eux sur les détails ». Cependant, ce sont des différences essentielles et non secondaires qui séparent certains de ces auteurs. En particulier, le fait de regrouper le marxiste italien Antonio Labriola, et son compatriote, le socialiste Enrico Ferri, sous une même bannière est manifestement abusif.

Le criminologue E. Ferri est typique d’un certain développement du positivisme scientiste qui s’empare du socialisme à la fin du XIXe siècle. Comme l’indique le sous-titre de son principal ouvrage, Socialisme et Science Positive, Ferri a prétention à opérer une synthèse entre Darwin, Spencer [et] Marx. Il s’agit, en réalité, de réinterpréter le marxisme dans la perspective du « darwinisme social » spencérien, jusque dans ses prolongements eugéniques les plus détestables 318 . L’entreprise de Ferri ne constitue pas un cas isolé. Le « social-darwinisme » a séduit nombre de marxistes au tournant des XIXe et XXe siècles. Karl Kautsky, le leader de la Deuxième Internationale et l’éditeur du Livre IV du Capital, n’y échappe pas lui-même [Löwy, 1996, pp. 1121-1122]. Si le socialisme italien a été particulièrement touché par « cette dérive pseudo-darwiniste et pseudo-marxiste » 319 , c’est également de lui qu’ont émané les premières critiques à son endroit [Löwy, 1996, pp. 1119-1121]. Le philosophe Antonio Labriola fut précisément l’un de ceux qui dénoncèrent cette réinterprétation social-darwinienne de la pensée marxienne. Il définit le matérialisme historique comme « la nouvelle science de l’histoire » au sens où celui-ci fonderait un « nouveau principe de recherche » qu’il qualifie de « génétique » plutôt que « dialectique ». Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce choix sémantique, Labriola entend « se démarquer radicalement des disciples italiens de C. Darwin et d’H. Spencer, qui adorent ‘Madona Evoluzione’ » [Potier, 1986, pp. 138-143]. L’assertion de Veblen selon laquelle Enrico Ferri et Antonio Labriola partageraient une même approche globale de la science semble donc difficilement justifiable. De fait, Veblen [1907] ne dit rien sur les conceptions de ces deux auteurs, pas plus d’ailleurs que sur celles de Schmidt et Tugan-Baranowski. Dès lors, il apparaît clairement que son but premier n’est pas de discuter la pensée marxiste telle qu’elle se présente à l’aube du XXe siècle, mais de parachever sa critique de l’historicisme marxien.

Le raisonnement de Veblen [1907] consiste à montrer que toute tentative de mise en cohérence du système de Marx avec les canons de la science moderne est vouée à l’échec, puisqu’elle impliquerait une remise en cause radicale de ses principaux fondements. Au total, une telle entreprise reviendrait à « dénature[r] chaque caractéristique du système à quelque degré que ce soit et à jet[er] une ombre de doute sur chacune des conclusions qui semblaient jusqu’alors assurées » 320 [1907, p. 437]. Pour justifier cette thèse, Veblen en appelle principalement à Eduard Bernstein (cf. [1907, pp. 438, 438-439n., 443, 444]). Ce choix n’a rien d’étonnant, dans la mesure où, comme le note Henri Denis [1993, p. 566], Bernstein est à l’origine de « la critique la plus étendue du marxisme qui ait été présentée par un écrivain socialiste […] n’hésit[ant] pas à remonter aux sources et à prendre position sur le plan philosophique ».

Comme nous l’avons déjà noté, l’adoption du point de vue « post-darwinien » conduit à rejeter le principe selon lequel les conditions infrastructurelles provoqueraient des réponses comportementales mécaniques, émanant d’agents hédonistes, qui détermineraient à leur tour la superstructure de la société. Dans une perspective « évolutionniste », on doit admettre, dit Veblen, qu’il n’existe pas de relation univoque entre l’environnement matériel et technique d’une société et ses institutions. En effet, tout système institutionnel est un ensemble structuré d’habitudes de pensée socialement partagées. Or, la formation d’habitudes ne répond pas à des mécanismes simples dont le produit serait parfaitement prévisible. Dès lors, « il ne s’agit plus de savoir si les exigences matérielles déterminent rationnellement le comportement des hommes, mais si, comme facteur de causalité brute, elles induisent des habitudes de pensée telles que l’interprétation économique s’attend à les trouver et si, en dernière analyse, les exigences économiques sont, directement ou non, les seules à façonner de manière significative les habitudes de pensée des hommes » 321 [1907, p. 438]. Selon Veblen, ce changement de perspective ne peut se faire qu’au prix d’une rupture avec les deux préconceptions essentielles de la pensée marxienne : l’hégélianisme et l’utilitarisme. C’est ce qu’auraient compris certains marxistes, tel Bernstein, qui auraient décidé de s’affranchir du « principe directeur » que constituait pour Marx « la dialectique hégélienne » [1907, p. 439n.]. Ces auteurs auraient modéré le déterminisme que Veblen considérait comme inhérent au matérialisme historique. Autrement dit, ils auraient remis en cause l’idée d’une correspondance univoque entre l’infrastructure d’une société et sa superstructure. Ils auraient également renoncé à voir dans la lutte des classes le mouvement nécessaire de l’histoire devant inévitablement déboucher sur une révolution socialiste. Par ailleurs, cette volonté de tempérer la doctrine de la lutte des classes serait aussi l’expression d’un rejet de la conception hédoniste de l’être humain qui était, d’après Veblen, sous-jacente au système marxien. Les positions adoptées par les sociaux-démocrates allemands seraient caractéristiques de cette double évolution. Celle-ci transparaîtrait, en particulier, dans leur renoncement à l’idée selon laquelle l’instauration du socialisme devrait résulter d’une prise de pouvoir par la force, faisant suite à une paupérisation croissante et inéluctable des masses laborieuses [1907, pp. 442-443, 450]. En définitive, le véritable objet de la lecture veblenienne des « révisionnistes » socialistes est tout entier contenu dans cette affirmation : « le fait que les structures théoriques de Marx s’effondrent quand leurs éléments sont convertis dans les termes de la science moderne, devrait en soi suffire à prouver que ces structures n’étaient pas construites à partir des éléments que la science moderne utilise habituellement » 322 [1907, p. 437n.].

L’exégèse que Veblen fait de la pensée de Marx et de ses héritiers intellectuels est réductrice et, au moins pour partie, erronée. En revanche, elle est riche d’enseignements quant à sa propre conception des processus historiques. C’est précisément dans cette perspective, c’est-à-dire mieux saisir la nature de l’approche « évolutionniste » de Veblen, que nous avons appréhendé sa lecture de l’historicisme marxien et que nous allons considérer à présent son interprétation des écoles historiques allemandes.

Notes
317.

« Marxism has undergone some substantial change since it left the hands of its creator ».

318.

Pour Ferri, « le but du socialisme n’est pas l’égalité – utopie irréaliste –, mais la garantie que tous les homme seront égaux ‘au point de départ de la lutte pour la vie’. Comme résultat de la loi darwinienne de la survivance des plus aptes, certains seront vaincus dans le dur combat pour l’existence : les faibles, les malades, les fous, les déréglés nerveux, les ‘criminels congénitaux’, etc. […] Par conséquent, grâce au socialisme scientifique, ‘le darwinisme social, en continuant le darwinisme naturel, débouchera sur une sélection des meilleurs’ ! » [Löwy, 1996, p. 1120]. Nous reviendrons sur la lecture que Veblen fait de l’évolutionnisme de Ferri, lorsque nous analyserons sa critique de la pensée spencérienne (infra 2.1.2. dans ce chapitre).

319.

Les bases d’une synthèse positiviste entre le marxisme et le darwinisme furent jetées en Italie par Achille Loria [Potier, 1986, pp. 68-79]. Sans adhérer pleinement au darwinisme social, Loria et ses disciples verseront néanmoins dans le vice de l’eugénisme [Bosc, 2000].

320.

« It distorts every feature of the system in some degree, and throws a shadow of doubt on every conclusion that once seemed secure ».

321.

« It is no longer a question of whether material exigencies rationally should guide men’s conduct, but whether, as a matter of brute causation, they do induce such habits of thought in men as the economic interpretation presumes, and whether in the last analysis economic exigencies alone are, directly or indirectly, effective in shaping human habits of thought ».

322.

« The fact that the theoretical structures of Marx collapse when their elements are converted into the terms of modern science should of itself be sufficient proof that those structures were not built by their maker out of such elements as modern science habitually makes use of ».