1.2. L’interprétation veblenienne des écoles historiques allemandes : historicisme, historisme et « évolutionnisme »

L’institutionnalisme américain a souvent été présenté par ses détracteurs comme une simple ramification des écoles historiques allemandes, elles-mêmes réduites à leur dimension historiste. Comme le rappellent Philippe Dulbecco & Véronique Dutraive [2001, p. 43], Friedrich von Hayek considérait que les institutionnalistes américains avaient perpétué les erreurs de l’historisme allemand, c’est-à-dire qu’ils s’étaient enfermés dans une approche essentiellement descriptive, monographique, des institutions économiques. De même, l’assertion de Lionel Robbins [1932, p. 87] selon laquelle « la seule différence entre l’Institutionnalisme et l’Historismus est que l’Historismus est beaucoup plus intéressant » est demeurée célèbre. Les arrière-pensées qui motivent ce genre d’affirmations sont trop manifestes pour que l’on s’y attarde 323 . Si le but de celles-ci est évidemment de discréditer la pensée institutionnaliste, les arguments employés révèlent avant tout l’incompréhension ou la méconnaissance de leurs auteurs. En effet, la thèse selon laquelle l’institutionnalisme serait essentiellement a-théorique, voire anti-théorique, ne résiste pas à une lecture, même superficielle, de l’œuvre de ses principaux fondateurs. Cependant, la faiblesse de ces interprétations ne doit pas être prétexte à dénier tout lien entre les écoles historiques allemandes et la pensée institutionnaliste. Comme l’affirme Alain Guéry [2001, p. 14], l’institutionnalisme américain a d’importantes « origines allemandes ». L’un de leurs vecteurs de transmission fut indubitablement les « German-trained economists », ces nombreux étudiants américains qui, dans les années 1870 et 1880, vinrent parachever leur formation économique dans les prestigieuses universités allemandes. Ceux-ci jouèrent un rôle déterminant dans « la renaissance de la vie intellectuelle américaine qui accompagna la grande révolution industrielle de l’Amérique dans la période postérieure à la guerre de Sécession » [Dorfman, 1955, p. 17]. C’est à leur initiative que fut notamment créée, en 1885, l’American Economic Association [Guéry, 2001, p. 17]. L’un de ces économistes, Richard T. Ely, eut une influence toute particulière sur l’institutionnalisme, même si son ascendant s’exerça beaucoup plus sur Commons que sur Veblen 324 .

Après avoir présenté une vue d’ensemble de la lecture que fait Veblen des écoles historiques allemandes d’économie (1.2.1.), nous exposerons successivement son interprétation de chacune des quatre « branches » que nous avons identifiées dans ses écrits : la « branche aînée » représentée par W. Roscher (1.2.2.), la « branche conservatrice » qu’il identifie notamment à A. Wagner (1.2.3.), la « branche modernisée » incarnée par G. Schmoller (1.2.4.) et enfin la branche de W. Sombart que l’on peut qualifier d’« évolutionniste » (1.2.5.).

Notes
323.

Il n’est pas inutile de rappeler que les tenants de la « Nouvelle Économie Institutionnelle » ont largement reproduit ces interprétations (cf. supra Introduction générale 1.3.).

324.

Ayant étudié à l’Université de Heidelberg auprès de Karl Knies, l’un des principaux chefs de file de la première école historique, Ely demeura durant toute sa vie grandement marqué par la pensée économique allemande [Rutherford, 2002b, pp. 302-303]. Au retour de son premier séjour en Allemagne en 1880, il fut le professeur de Veblen et de Commons à l’Université Johns Hopkins. Commons fut très sensible à l’enseignement d’Ely qui l’incita notamment à rédiger sa volumineuse History of Labour in the United States [Dorfman, 1955, p. 25]. Sans le réduire à un simple épigone, Commons fut assurément influencé par Ely, quant à l’importance du droit et de la morale chrétienne dans l’économie, et à travers lui par les écoles historiques allemandes [Guéry, 2001, pp. 17-21]. En revanche, Veblen fut, semble-t-il, peu séduit par les cours de son professeur à qui il reprochait de ne pas avoir lu les auteurs dont il discutait la pensée si bien que son enseignement « n’intégrait aucun apport personnel » [Dorfman, 1934, p. 40].