1.2.3. L’historisme de la « branche conservatrice » (A. Wagner)

Veblen scinde ce qu’il est coutume d’appeler « la deuxième école historique allemande » en deux branches. Il situe dans la « branche conservatrice » les auteurs, tels Adolf Wagner, G.F. Knapp ou Karl Bücher, qui lui semblent être les véritables « continuateurs de […] la branche aînée de l’économie historique » [1902, p. 254]. Si ces économistes ont grandement tempéré l’hégélianisme de leurs prédécesseurs, ils ont, en revanche, perpétué et développé leur démarche empiriste. En effet, leur analyse des processus historiques est principalement descriptive. Ce sont donc eux qui incarnent le mieux l’historisme allemand. Si Veblen ne nie pas l’intérêt de leurs monographies, il considère que la valeur théorique de celles-ci est insignifiante [1902, pp. 253-256]. Par là même, il estime que leurs travaux relèvent beaucoup plus de l’histoire, que de la science économique proprement dite [1902, p. 257]. Toutefois, ces auteurs adjoindraient à leurs études factuelles non seulement des « maximes de conduite opportuniste », typiques d’un savoir « pragmatique », mais aussi de nombreux fragments de théorie économique classique [1902, p. 255]. Aussi envisageraient-ils moins leurs travaux comme une alternative à l’économie classique, voire néoclassique, que comme son complément historique.

Cette idée apparaît comme la principale thèse de la recension que Veblen [1892c] a faite de la troisième édition des Grundlagen der Volkswirtschaftslehre d’Adolf Wagner (1835-1917), « le leader incontesté » de la « branche conservatrice » de la deuxième école historique allemande [1902, p. 254]. L’essentiel des citations rapportées par Veblen [1892c, pp. 403-408] vise à accréditer l’idée que Wagner tient en estime les théories économiques classiques et néoclassiques et qu’il considère l’historisme inductif comme complémentaire de ces développements déductifs 329 . Au total, il ressort de ce compte-rendu que Wagner ne remettrait pas véritablement en cause la validité des lois établies par les économistes classiques et néoclassiques, mais qu’il souhaiterait nuancer la description qu’elles donnent du système capitaliste par la prise en compte des spécificités propres à chaque situation historique et géographique. Pour Veblen, cette approche de l’évolution historique est loin de satisfaire aux canons de la science moderne. En effet, les tenants de l’historisme allemand « ont produit une étude narrative des phénomènes, non une analyse génétique du développement d’un processus. Dans cette entreprise, ils sont sans doute parvenus à des résultats dont la valeur est définitive, mais ceux-ci peuvent difficilement être rangés dans la théorie économique » [1898a, p. 72]. Or, « toute science évolutionniste […] est un corps de théorie étroitement uni » 330 [1898a, p. 58]. De ce point de vue, les travaux de Gustav Schmoller (1838-1917) constitueraient un progrès très important.

Notes
329.

Cette lecture n’est sans doute pas étrangère au fait que Wagner en est venu à donner raison à Carl Menger contre Gustav Schmoller dans la fameuse « querelle des méthodes ».

330.

« They have given a narrative survey of phenomena, not a genetic account of an unfolding process. In this work they have, no doubt, achieved results of permanent value ; but the results achieved are scarcely to be classed as economic theory ». « Any evolutionary science […] is a close knit body of theory ».