1.2.4. « L’évolutionnisme » inabouti de la « branche modernisée » (G. Schmoller)

Selon Veblen [1902, p. 253], Schmoller incarne mieux que quiconque la branche « modernisée » de ce qu’il est convenu d’appeler la deuxième école historique allemande. En effet, sa démarche s’inscrirait dans un double mouvement de rupture. Ainsi, dès ses premiers écrits, « ses protestations étaient dirigées non seulement contre les méthodes et les résultats des auteurs classiques, mais aussi contre les opinions professées par les leaders de l’école historique à la fois quant à l’objet de la science et quant à la nature des lois ou des généralisations recherchées par celle-ci » 331 [1902, p. 256]. Là où les économistes de la « branche conservatrice » ont développé une histoire économique descriptive censée enrichir les résultats théoriques classiques et néoclassiques, Schmoller aurait pour ambition d’élaborer une véritable théorie de l’évolution économique. En bref, le but de l’investigation historique ne serait pas, pour lui, strictement narratif et factuel mais théorique. Dans cette perspective, « l’étude des données [historiques] et les généralisations empiriques obtenues grâce à elle n’ont d’utilité scientifique que dans la mesure où elles servent l’objectif d’une formulation ultime des lois de causalité à l’œuvre dans le processus de la vie économique » 332 [1902, p. 264]. Bien que Veblen ne le mentionne pas, il exprime ici la position que Schmoller a adoptée à la fin de la querelle des méthodes qui l’a opposé à Carl Menger.

En outre, sans s’être totalement départi des préconceptions hégéliennes de la « branche aînée » des écoles historiques allemandes, Schmoller aurait orienté ses travaux théoriques « dans la direction d’une théorie causale, post-darwinienne, de l’origine et de la croissance de l’espèce à travers les institutions » [1902, p. 265]. Il exprimerait ainsi sa volonté d’analyser le développement économique des sociétés, comme un processus de causalité « cumulative », dont « l’issue [serait] complexe et instable ». De plus, il considérerait, conformément au point de vue « évolutionniste », que la force motrice de ce processus se situe dans les interactions entre les hommes et leur environnement naturel et social [1902, p. 267]. Il admettrait par là même que « les causes en termes desquelles la théorie économique doit, en dernière ressort, formuler ses résultats sont les faits psychiques – les faits de motivations, de propensions humaines » 333 [1892d, p. 475]. Aussi Schmoller aurait-il conscience de la nécessité pour l’économie de faire appel à d’autres sciences « évolutionnistes » intéressées à l’étude du comportement humain, telles que la psychologie ou l’ethnographie [1902, p. 266].

Pour autant, Veblen estime que « l’évolutionnisme » de Schmoller demeure inabouti. En effet, dès qu’il en vient à aborder la situation économique qui lui est contemporaine, Schmoller abandonne le terrain de la science pour investir le champ de la pensée normative. « Cette digression dans l’homilétique et le conseil pour la réforme » 334 [1902, p. 269] n’est pas étrangère au fait que, pour Schmoller, « les théories économiques devraient servir de fondement à la prise de décision politique » 335 [Dopfer, 1998a, p. 99]. Veblen rejette clairement cette idée selon laquelle la raison d’être de la science économique serait politique. Selon lui, la science est par nature un savoir désintéressé, non un instrument pour l’action (cf. supra partie 1). Si Veblen ne dénie pas la légitimité des analyses normatives, du moins quand elles ont en vue l’intérêt général de la société et non quelque intérêt partisan, elles doivent toujours être clairement distinguées des théories scientifiques. Ainsi, l’erreur de Schmoller ne serait pas tant de formuler des énoncés normatifs que de les considérer comme scientifiques.

Nous reviendrons sur ce point lorsque nous interpréterons les propres conceptions normatives de Veblen (cf. infra chap. 8, section 1). Pour l’instant, il s’agit de montrer que la confusion de Schmoller entre les jugements de valeur et les jugements de fait entrave irrémédiablement l’aboutissement de son projet scientifique. En effet, dès lors que son étude prend les institutions économiques contemporaines comme objet, « [son] raisonnement […] perd la nature d’une explication génétique des phénomènes » [1902, p. 269]. Ainsi, qu’il aborde l’institution de la famille ou celle de l’entreprise d’affaires, « [son] attention […] s’écarte du processus de croissance et des circonstances qui le conditionnent, pour s’attacher à l’intérêt de conserver les bons résultats obtenus et aux moyens de se battre pour les préserver » [1902, p. 277]. Ce glissement du domaine scientifique vers le champ politique a des conséquences sur le contenu même des concepts utilisés par Schmoller et, partant, sur sa théorie du développement économique des sociétés. Comme l’affirment Nau & Steiner [2002, p. 1008], Schmoller considère « la morale […] non comme une contrainte externe ou interne pesant sur le comportement économique, mais plutôt comme un intérêt rationnel de la communauté à s’auto-contraindre, collectivement déterminé et codifié dans des règles institutionnelles ». Ces règles morales, conçues comme l’expression d’une rationalité sociale, sont censées s’imposer progressivement aux hommes telle une évidence. Pour Veblen, cette croyance est révélatrice de la persistance d’un biais hégélien dans la pensée de l’auteur [Veblen, 1902, p. 263 ; Nau & Steiner, 2002, p. 1008]. Au total, Schmoller aurait donc imparfaitement réalisé son projet scientifique.

Notes
331.

« His protest ran not only against the methods and results of the classical writers, but also against the views professed by the leaders of the historical school, both as regards the scope of the science and as regards the character of the laws or generalisations sought by the science »

332.

« The survey of details and the empirical generalisations reached by its help are useful for the scientific purpose only as they serve the end of an eventual formulation of the laws of causation that work out in the process of economic life ».

333.

« The causes in terms of which economic theory must in the last resort formulate its results are psychical facts – facts of human motives and propensities ».

334.

« This digression into homiletics and reformatory advice ». Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 3, 1.1.2.), Veblen emploie le terme « homilétique » pour désigner les procédés de légitimation de l’ordre socio-économique en vigueur.

335.

Bien que ce soit sur la base d’arguments différents de ceux employés par Veblen, Dopfer [1998a, p. 103] affirme lui aussi que Schmoller n’a pas réussi à développer une approche « véritable[ment] évolutionniste » de l’économie.