1.2.5. La contribution majeure de W. Sombart à l’économie « post-darwinienne »

Selon Veblen, il revient à Werner Sombart (1863-1941) l’honneur d’avoir fait franchir à la pensée historique allemande une étape décisive dans la voie de l’élaboration d’une théorie économique « évolutionniste ». Les éloges que Veblen formule à son endroit laissent peu de doute quant à la valeur qu’il prête à son travail. Der Moderne Kapitalismus est, d’après lui, « l’essai de théorie économique le plus remarquable qui ait été écrit jusqu’alors dans une perspective différente de l’économie politique classique anglaise, par un économiste affilié à l’école historique » 336 [1903a, p. 498]. La multitude de références qu’il fait à cet ouvrage dans ses différents écrits corrobore ce jugement [1904a, pp. 8n., 20n., 23n., 24n., 27n., 55-56n., 82n., 94n., 96n., 198n., 254n., 303n., 366-367n. ; 1914, pp. 215n., 228n., 231n., 232n., 244n. ; 1915b, p. 100n.]. De même, Veblen [1915b, p. vi] affirme dans la préface d’Imperial Germany and the Industrial Revolution, qu’« exceptée l’étude qu’a faite le Professeur Sombart de cette période [i.e. Deutsche Volkswirtschaft im XIX. Jahrhundert], rien d’important, pensons-nous, n’a été publié dans la voie d’une investigation théorique de cette époque Impériale et du cours de sa situation industrielle, bien que de nombreuses études érudites et sérieuses aient décrit le déroulement des faits d’un point de vue ou d’un autre » 337 (voir également [1915b, p. 186n.]). En présentant l’ouvrage de Sombart comme le seul susceptible de « rivaliser » avec sa propre étude de l’Allemagne impériale, Veblen signifie clairement qu’ils partagent l’un et l’autre la même méthode d’investigation scientifique.

Cela n’implique pas, bien évidemment, que leurs analyses respectives s’accordent en tous points. Veblen ne manque d’ailleurs pas de critiquer Sombart. Il estime, par exemple, que l’auteur de Der Moderne Kapitalismus fait preuve d’« un excès d’innovation terminologique » et qu’il se perd parfois dans des détails qui n’apportent rien au raisonnement théorique [1903a, p. 499]. Plus fondamentalement, Veblen reproche à cet ouvrage et dans une moindre mesure à Der Bourgeois d’être focalisés sur la situation de l’Allemagne, alors qu’une approche comparative transnationale, incluant notamment les pays anglo-saxons, aurait été, de loin, mieux adaptée à leur objet [1903a, pp. 502-506 ; 1915c, p. 530]. Enfin, le nationalisme de Sombart et son soutien à la politique belliqueuse de l’état dynastique allemand ne semblent pas avoir échappé à Veblen [1897c, pp. 464-465] qui, du fait de ses propres opinions, ne pouvait que les réprouver [Loader & Tilman, 1995].

Pour autant, aucun de ces facteurs ne vient, selon Veblen, remettre en cause le caractère « post-darwinien » de Der Moderne Kapitalismus, Der Bourgeois et Deutsche Volkswirtschaft im XIX. Jahrhundert 338 . Ainsi affirme-t-il sans équivoque que « [Der Moderne Kapitalismus] est une analyse génétique du capitalisme moderne, c’est-à-dire de l’entreprise d’affaires moderne » [1903a, p. 500]. En effet, Sombart y analyse « la genèse et les ramifications » de l’entreprise d’affaires en tant que développement de « l’esprit capitaliste, l’habitude de pensée qui s’attache à rechercher avec constance le gain pour lui-même ». Cette approche institutionnelle de l’évolution économique lui permettrait notamment de mettre en évidence une caractéristique majeure du capitalisme moderne, c’est-à-dire la séparation de l’industrie et des « affaires » [1903a, pp. 501-502]. Cette thèse ne pouvait que retenir l’attention de Veblen tant il est vrai qu’elle occupe une place centrale dans sa propre analyse du capitalisme d’affaires.

L’interprétation que Veblen a donnée de la pensée marxienne et des écoles historiques allemandes permet de mieux saisir le contenu de son propre projet scientifique, en tant qu’elle éclaire ce qu’il considère être une approche « évolutionniste » des processus historiques. Cette caractérisation se dessine principalement en négatif, à travers sa critique du matérialisme historique et d’une partie des écoles historiques allemandes. De par ses préconceptions hégéliennes, « la branche aînée » de ces écoles, incarnée par Wilhelm Roscher, ne serait pas très différente de l’historicisme marxien. Elle en partagerait du moins les principales erreurs, c’est-à-dire une conception déterministe et téléologique du développement des sociétés, fondée à la fois sur la croyance en l’existence de lois générales et nécessaires de l’évolution historique et sur une représentation fixiste de la nature humaine. « La branche conservatrice » de la deuxième école historique marquerait le glissement de la pensée allemande vers l’historisme proprement dit. Ses tenants, dont Adolf Wagner serait le chef de file, se caractériseraient avant tout par leur approche empiriste. Ils se cantonneraient à une étude strictement narrative du développement des sociétés, censée être complémentaire des théories classiques et néoclassiques. Pour Veblen, le mérite de Schmoller serait d’avoir compris la nature « pré-darwinienne » de ces deux conceptions des processus historiques. Son désir de rupture avec l’historicisme des uns et l’historisme des autres l’aurait amené à formuler un projet scientifique « évolutionniste ». Cependant, sa théorie de l’évolution des institutions économiques serait inaboutie, son analyse de l’ordre économique contemporain ne relevant pas de la science mais de la pensée politique et normative. En définitive, seul Werner Sombart aurait réussi à appréhender le développement économique des sociétés dans une perspective véritablement « post-darwinienne ».

À cet égard, le cas de Sombart est exceptionnel. En effet, il ressort du précédent chapitre (cf. supra chap. 3) et de la première section de celui-ci que Veblen est pour le moins réticent à décerner le label « évolutionniste » aux théories économiques. Selon lui, celles-ci témoigneraient avant tout de la survivance de préconceptions dépassées en regard de l’évolution institutionnelle des sociétés industrialisées et de la pratique scientifique dans les disciplines les plus avancées. Notre interprétation de la critique veblenienne de l’économie néoclassique, de la pensée marxienne et des écoles historiques allemandes nous a ainsi déjà permis d’identifier certaines caractéristiques essentielles de son projet scientifique. Il est temps désormais de nous pencher plus avant sur la nature même de son évolutionnisme. On ne saurait ignorer, en effet, que ce vocable a, depuis le milieu du XIXe siècle, recouvert des approches très différentes, voire antinomiques à certains égards.

Notes
336.

« Mr. Sombart’s Kapitalismus is the most considerable essay in economic theory yet made on lines independent of the classical English political economy, by an economist affiliated to the historical school ».

337.

« Apart from Professor Sombart’s study of this period, it is believed, nothing of consequence has appeared in the way of a theoretical inquiry into this Imperial era and the run of its industrial affairs, although many scholarly and workmanlike studies have presented the run of the facts from one point of view and another ».

338.

Il ne fait aucun doute que le jugement de Veblen sur Händler und Helden : Patriotische Besinnungen, ouvrage publié par Sombart en 1915 et dans lequel la guerre est présentée comme « une forme de revitalisation » de la nation allemande, eût été bien différent [Loader & Tilman, 1995, pp. 348-349].