Section 2. Des fondements « évolutionnistes » pour une science économique « moderne »

En son sens général, le terme évolutionnisme désigne l’ensemble des théories selon lesquelles la compréhension d’un phénomène, quel qu’il soit, suppose de prendre en compte sa place et son rôle dans un processus d’évolution (cf. supra Introduction générale 3.). Bien que les origines de la pensée évolutionniste soient très anciennes, elle plonge ses principales racines dans la philosophie écossaise et française des Lumières [Sanderson, 1990, p. 10 ; Marciano & Pelissier, 2000]. Par ailleurs, l’une de ses premières déclinaisons biologiques majeures se trouve dans la théorie formulée par Jean Baptiste de Lamarck en 1809 dans sa Philosophie zoologique 339 [Hodgson, 2004a, p. 70]. Cependant, ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’évolutionnisme a connu son réel essor, n’épargnant alors aucun des domaines de la connaissance. Les principaux artisans de cette révolution intellectuelle furent deux auteurs britanniques : Herbert Spencer (1820-1903) et Charles Darwin (1809-1882). La proximité de certaines de leurs idées et leur utilisation d’une même phraséologie ont nourri d’importantes confusions quant à leurs conceptions respectives [Tort, 1992b]. La vue selon laquelle les théories spencériennes seraient une transposition fidèle des thèses de Darwin dans le champ socio-politique a eu de beaux jours. L’utilisation de l’expression « darwinisme social » pour qualifier l’évolutionnisme de Spencer et de ses nombreux disciples en est peut-être la meilleure illustration [Becquemont, 1992 ; Hodgson, 2004a, pp. 79-86]. Cependant, depuis une quarantaine d’années, nombre d’auteurs se sont efforcés de battre en brèche cette croyance tenace [Sanderson, 1990, p. 28 ; Tort, 1992a ; 1996].

Il est désormais avéré que non seulement les deux auteurs ont jeté les bases de leur pensée indépendamment l’un de l’autre, mais qu’il existe des différences pour le moins fondamentales entre leurs théories respectives de l’évolution sociale. D’une part, Spencer a formulé certains des principes essentiels de son évolutionnisme social avant que Darwin ne publie, en 1859, On the Origin of Species by Means of Natural Selection [Becquemont, 1992, pp. 144 ; Jennings & Waller, 1998, p. 193]. D’autre part, l’anthropologie darwinienne, exposée en 1871 dans The Descent of Man and Selection in Relation to Sex, rejette la thèse spencérienne d’après laquelle « la loi de la sélection naturelle [devrait] s’appliquer, dans toutes ses composantes et avec toute sa ‘rigueur’, au devenir des sociétés humaines » [Tort, 1992b, p. 4]. Sans introduire de rupture entre les sphères biologique et zoologique d’un côté, sociale et anthropologique de l’autre, Darwin met en avant ce que Patrick Tort a nommé « l’effet réversif de l’évolution » selon lequel « la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle » [Tort, 1992c].

Il ne fait aucun doute que Veblen avait une très bonne connaissance de la pensée évolutionniste tant dans sa forme darwinienne que spencérienne 340 [Edgell, 2001, pp. 66-73]. Cela lui a permis de ne pas céder à la vulgate homogénéisante partagée par nombre de ses contemporains. Ainsi, bien qu’il reconnaisse à Spencer le mérite de s’être engagé dans la voie de l’évolutionnisme, il estime que sa conception du développement des sociétés demeure, à différents égards, « pré-darwinienne » (2.1.). Selon Veblen, une science économique « moderne » doit, au contraire, définir son objet et sa méthode conformément aux principes d’un « évolutionnisme post-darwinien » (2.2.).

Notes
339.

Selon Lamarck, l’évolution des espèces répond à deux principes essentiels : d’une part, l’adaptation des organismes individuels aux conditions dans lesquelles a lieu leur développement et, d’autre part, l’hérédité des caractères ainsi acquis [Gènermont in : Jacob (dir.), 1990, p. 913].

340.

Edgell [2001, pp. 67, 70, 74 note 12, 75 note 18] rapporte que Veblen détenait dans sa bibliothèque personnelle trois ouvrages de Darwin (The Origin of Species, The Descent of Man et Journal of Researches into the Geology and Natural History of the Various Countries Visited during the Voyage of HMS Beagle Round the World) et quatre volumes philosophiques de Spencer.