2.1. Les caractéristiques « pré-darwiniennes » de l’évolutionnisme spencérien

Nous présentons à grands traits l’approche spencérienne de l’évolution des sociétés (2.1.1.) avant de rendre compte des critiques que Veblen porte à son encontre (2.1.2.).

2.1.1. Une esquisse de la conception spencérienne de l’évolution des sociétés

L’œuvre de Spencer est trop dense pour que l’on puisse en donner ici autre chose qu’un bref aperçu. L’intitulé de ses principaux ouvrages laisse déjà à voir l’ampleur de son projet : Social Statics (1851), Principles of Psychology (1855), First Principles (1862), Principles of Biology (1864), Principles of Sociology (1877-1896), The Data of Ethics (1879). Le but de Spencer est de fonder un « système de philosophie synthétique » expliquant l’univers dans son ensemble au moyen d’une seule loi d’évolution. Celle-ci se définit comme la tendance universelle (physique, biologique, psychologique, morale, sociale) à évoluer d’une « homogénéité indéfinie, incohérente » à une « hétérogénéité définie, cohérente » [Tort, 1996b]. Selon Spencer, ce mouvement se traduit, en particulier, par une complexité croissante des modes d’intégration sociale. À cet égard, il élabore une hiérarchie correspondant à quatre stades de différenciation des fonctions sociales, depuis les sociétés « simples » jusqu’aux « grandes nations civilisées » [Sanderson, 1990, pp. 11-12]. Parallèlement, Spencer établit une autre typologie fondée sur la distinction entre les « sociétés militaires » et les « sociétés industrielles ». Nous nous intéresserons plus particulièrement ici à cette seconde approche puisque c’est elle que Veblen [1892a] a discutée dans son commentaire de l’essai de Spencer « From Freedom to Bondage ». Dans cet article introductif à un ouvrage collectif, intitulé Plea for Liberty : an Argument against Socialism and Socialistic Legislation, Spencer considère qu’il n’existe fondamentalement que deux modes possibles d’organisation de la société : « le régime de statut [i.e. militaire] » et « le régime de contrat [i.e. industriel] » [Dorfman, 1934, pp. 81-82]. Dans une perspective à la fois positive et normative, Spencer affirme que les sociétés doivent évoluer du « système de statut », fondé sur la « coopération forcée », au « système de contrat », fondé sur la « coopération volontaire » [1892a, pp. 401-402]. Bien que des mouvements réversifs ne puissent être exclus (l’instauration d’un régime socialiste en serait l’illustration), le passage de l’un à l’autre constitue une évolution générale des sociétés. En outre, cette tendance vers un « système de contrat », que Spencer identifie largement à une économie marchande de libre entreprise, serait l’expression du progrès social. En effet, une société fondée sur le libéralisme économique serait la mieux à même de permettre l’accomplissement de la loi « salutaire » de « la survie des mieux adaptés » 341 [Gislain, 2003, pp. 29-30].

D’un point de vue anthropologique, l’évolutionnisme spencérien constitue une reformulation de la thèse traditionnelle du progrès des sociétés de la sauvagerie à la civilisation. Il considère la lutte entre les individus, économique notamment, comme le prolongement, dans la société, de la lutte naturelle entre les membres d’une même espèce. L’issue de cette compétition interindividuelle est la « survie des mieux adaptés ». Spencer assimilant la capacité d’adaptation à la supériorité, la lutte entre les individus est interprétée comme un mouvement de progrès. Bien que cette présentation simplifie outrageusement la pensée de Spencer, il n’en est pas moins vrai que son analyse des rapports sociaux est relativement fruste. En particulier, la conception spencérienne de la « lutte » est beaucoup plus pauvre que son pendant darwinien. Alors que Spencer réduit ce concept à l’idée d’un affrontement, Darwin l’utilise de façon métaphorique au sens de la « lutte pour l’existence », laquelle recouvre à la fois des relations conflictuelles et des rapports de dépendance [Becquemont, 1996, pp. 1109-1110]. Par ailleurs, l’évolutionnisme de Spencer considère l’individu comme la seule unité d’analyse pertinente 342 . Comme le souligne Hodgson [1998d, pp. 416-417], cette perspective méthodologique conduit elle-même à un réductionnisme biologique, puisqu’en dernière analyse « l’évolution socio-économique » s’explique par « des changements dans les organismes humains qui composent la société ». Pour autant, ces changements ne sont pas indépendants du comportement des individus du fait de l’acceptation par Spencer du « principe lamarckien de l’hérédité des caractères acquis ». Ainsi, Stahl-Rolf [2000, pp. 892-893] résume la conception spencérienne du développement des sociétés comme la combinaison de deux principes fondamentaux : d’une part, un processus de sélection fondé sur la compétition interindividuelle et, d’autre part, un « mécanisme de variation dirigée » selon lequel « les individus changent consciemment leur comportement en réaction aux pressions sélectives » et transmettent « biologiquement » les habitudes ainsi acquises à leur descendance.

Notes
341.

« Survival of the fittest » ; rappelons que c’est Spencer et non Darwin qui a forgé cette expression.

342.

Becquemont [1992 ; 1996] distingue ce « darwinisme social individualiste », fondé sur la compétition entre les individus d’un même groupe, au « darwinisme social holiste » qui repose sur l’idée d’une lutte entre différents groupes. Cette seconde forme de darwinisme social englobe toutes les théories « racialistes », si ce n’est ouvertement racistes, qui ont essaimé au tournant des XIXe et XXe siècles. Nous verrons la façon dont Veblen se positionne par rapport à elles infra chap. 5, 1.2.