2.1.2. La critique veblenienne de l’évolutionnisme spencérien

Malgré ses faiblesses, l’évolutionnisme spencérien eut une audience considérable dans la seconde moitié du XIXe siècle. En particulier, il marqua profondément la naissance de la discipline anthropologique, dans les années 1870 et 1880, via son influence sur la pensée de Henry Sumner Maine, Lewis Henry Morgan et Edward Burnett Tylor 343 [Mayhew, 1998b, p. 234]. Toutefois, le succès du « darwinisme social » individualiste de Spencer tient avant tout aux arguments nouveaux qu’il a fournis aux tenants de l’idéologie libérale 344 . Aussi n’est-ce pas un hasard si la notoriété de Spencer atteint son apogée aux États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle. Comme le montre fort bien Löwy [1992], le contexte de développement économique rapide qui fait suite à la guerre de Sécession a constitué un terrain particulièrement favorable à la réception des thèses spencériennes. Celles-ci vont alors jouer le rôle typique d’un « savoir pragmatique » au sens de Veblen. En effet, l’évolutionnisme social va constituer un puissant mode de légitimation des doctrines libérales et des « intérêts établis » de la classe montante des grands « capitaines d’industrie et de finance » 345 . Cette justification de l’ordre socio-économique s’appuie sur la correspondance spencérienne entre les lois supposées de la nature et le libéralisme économique, c’est-à-dire « entre la lutte pour la vie et la libre concurrence, la survivance des mieux adaptés et la victoire économique des plus capables, l’élimination naturelle des inadaptés et l’élimination sociale des pauvres, l’inégalité naturelle et la hiérarchie sociale, l’intangibilité des lois de la nature et celles des lois naturelles de l’économie, le perfectionnement de l’espèce par la sélection naturelle et le progrès social grâce à la sélection économique » [Löwy, 1992, p. 164].

La découverte par Veblen des théories spencériennes est concomitante à la montée en puissance du « darwinisme social » aux États-Unis. Selon Dorfman [1934, p. 30], c’est dans les années 1870 que Veblen a commencé à lire Spencer, lorsqu’il étudiait à Carleton College. Lors de son passage à l’Université de Yale, au début des années 1880, il suivit les cours de William Graham Sumner, le principal promoteur de la pensée spencérienne aux États-Unis 346 [Dorfman, 1934, p. 43]. En outre, il est vraisemblable que Veblen ait discuté les positions éthiques de Spencer dans sa thèse de doctorat qu’il acheva en 1884 [Dorfman, 1934, p. 46]. Un certain nombre de commentateurs ont affirmé que les thèses spencériennes avaient exercé une forte influence sur ses théories (voir notamment Daugert [1950, pp. 45-48], Jennings & Waller [1998, pp. 195-198] et surtout Eff [1989]). Certes, il ne fait pas de doute que sa lecture de Spencer, les cours de Sumner et plus généralement « l’esprit spencérien » qui s’empara des États-Unis à la fin du XIXe siècle, ont eu quelque effet sur l’orientation de sa pensée. Si le fait d’introduire son commentaire de l’essai de Spencer, « From Freedom to Bondage », comme « une suggestion émise dans l’esprit du disciple », n’est pas dépourvu d’ironie, cette formule contient sans doute une part de sincérité [1892a, p. 387]. En effet, elle peut être entendue comme un hommage rendu à Spencer pour avoir tenté de développer une approche évolutionniste des sociétés humaines. Cependant, la force des critiques que Veblen lui a opposées, à la fois dans cet article et dans des écrits ultérieurs, indique clairement qu’il ne partage pas sa conception de l’évolutionnisme. Si nombre de ces critiques ont déjà été rapportées dans la littérature (cf. en particulier Edgell & Tilman [1989, pp. 443-444] et Hodgson [1993a, pp. 127-128]), le contenu et la portée de certains arguments avancés par Veblen méritent, pensons-nous, d’être précisés. Il nous semble, en particulier, que l’importance des objections qu’il a émises dans « Some Neglected Points in the Theory of Socialism » [1892a] a été sous-estimée. De fait, en s’interrogeant sur la nature du socialisme et sur la possibilité d’instaurer un tel système politique, Veblen adresse déjà une critique méthodologique fondamentale à l’endroit de l’évolutionnisme spencérien.

L’objet de l’article de Veblen [1892a] est d’exposer les raisons du mécontentement populaire à l’égard du système capitaliste américain et de déterminer dans quelle mesure l’établissement d’un régime socialiste pourrait y remédier. Notre auteur estime que l’insatisfaction du peuple résulte directement de sa perception des inégalités de richesses. Certes, le capitalisme a provoqué un accroissement sans précédent de la richesse moyenne de la population. Il est même probable, dit Veblen, que le niveau de vie des plus pauvres ait augmenté dans des proportions plus importantes que celui des plus riches. Cependant, ce système économique a et s’est nourri de la propension des hommes à l’émulation pécuniaire. Autrement dit, à mesure que la richesse des individus s’est accrue, le penchant de chacun à se comparer aux autres en termes pécuniaires s’est lui aussi développé. Dès lors, l’amélioration générale du niveau de vie ne saurait, selon Veblen, contenir durablement le mécontentement du peuple. La seule façon d’y remédier est de s’attaquer au ferment de l’émulation pécuniaire qui est aussi le fondement même du capitalisme, c’est-à-dire l’institution de la propriété privée. C’est en ce sens que le socialisme pourrait, selon Veblen [1892a], constituer une réponse adaptée à l’insatisfaction populaire. En effet, « avec l’abolition de la propriété privée, la propension de la nature humaine qui s’exerce maintenant dans cette forme d’émulation, devrait logiquement trouver à s’employer à d’autres activités, peut-être plus nobles et socialement plus utiles » 347 [1892, p. 399].

Dès lors, Veblen affirme que non seulement l’instauration d’un système socialiste aux États-Unis est possible, mais que, contrairement à ce que soutient Spencer, elle ne consisterait pas en une réversion vers « un régime de statut ». À cet égard, Veblen souligne que l’évolution du système industriel se caractérise de facto par une tendance à la formation de « monopoles naturels ». Ainsi, de par sa dynamique propre, le capitalisme tendrait déjà à s’éloigner du système concurrentiel. Or, cette remise en cause du « [principe] de concurrence » ne se traduit pas par une régénération du « principe de statut » [1892a, p. 402]. De même, les fondements du « système complet de gouvernement constitutionnel moderne » ne relèvent ni d’un « régime de statut », ni d’un « régime de contrat » [1892a, p. 403]. Or, le mouvement socialiste vise précisément, selon Veblen, à étendre « ‘la méthode constitutionnelle’ » à « l’organisation de l’industrie ». En d’autres termes, « la nationalisation des fonctions industrielles » ne serait que le prolongement de « la nationalisation des fonctions politiques » [1892a, p. 406]. Cette analyse est porteuse d’une critique essentielle à l’encontre de la pensée spencérienne. En affirmant que le socialisme constitue une forme originale d’organisation sociale, irréductible à l’alternative « régime de statut » versus « régime de contrat », Veblen s’oppose à ce que l’on dénommerait en termes contemporains « l’approche en système fermé » de Spencer 348 (cf. infra 2.2.2. dans ce chapitre). Cette objection préfigure, par là même, sa critique de la méthodologie taxinomique de l’économie classique et néoclassique (cf. supra chap. 3, 1.3.3. et 2.2.2.).

La portée de l’argumentation développée par Veblen [1892a] et, partant, le caractère précoce et radical de sa rupture avec l’évolutionnisme spencérien ont souvent été sous-estimés. L’interprétation de Eff [1989] en est une bonne illustration. Bien qu’il affirme, à juste titre, que la principale différence entre Veblen et Spencer tient à leur conception distincte du développement des sociétés, Eff [1989, p. 429] se méprend sur la nature et l’ampleur de leur désaccord. Selon lui, Veblen aurait substitué à « l’histoire conjecturale » spencérienne fondée sur deux stades, militaire et industriel, une autre « histoire conjecturale » dont la principale innovation serait l’ajout d’un stade primitif caractérisé par des relations sociales pacifiques. Ainsi, Veblen analyserait le développement des sociétés comme la succession de trois phases : « la sauvagerie », « le barbarisme » et « l’industrie ». Cette approche lui permettrait d’affirmer que « l’instinct du travail bien fait » est plus ancien et donc plus enraciné dans la nature humaine que « le penchant à l’émulation ». Par là même, elle le conduirait à rejeter la thèse de Spencer selon laquelle « l’institution de la propriété a toujours existé ». Enfin, elle l’amènerait à considérer que « le troisième stade [celui de l’industrie] est ‘une réversion vers le premier’, à la manière typique des histoires conjecturales radicales ». Cette interprétation nous semble erronée à différents égards. De fait, la différence entre l’analyse veblenienne du développement des sociétés et son pendant spencérien ne se résume pas à l’ajout d’un stade et à une recomposition de l’enchaînement des événements dans l’histoire.

En premier lieu, la théorie veblenienne des origines de la propriété privée n’est pas purement « conjecturale ». Contrairement à ce qu’ont avancé certains commentateurs, tel Theodor Adorno [1941, p. 15], rien ne permet d’affirmer que Veblen se représente les débuts de l’humanité à la manière de « l’idéal rousseauiste de l’homme primitif ». Non seulement il ne cherche pas à masquer les faiblesses du « bon sauvage » (notamment ses travers animistes qui ont grandement retardé le développement des « arts mécaniques » 349 ), mais il s’emploie toujours à fonder son analyse sur des études archéologiques et anthropologiques [1914, pp. 38-102]. Lorsque ces matériaux font défaut ou sont insuffisants, Veblen souligne lui-même le caractère incertain des thèses qu’il avance 350 . Dans ce cas, il fait appel à d’autres formes d’arguments que la « preuve » archéologique pour justifier ses assertions. Ainsi, Veblen fait valoir que le principe de « sélection naturelle » des espèces implique que les débuts de l’humanité aient été caractérisés par des rapports sociaux coopératifs. Il estime, en effet, que seule la solidarité entre les individus a pu compenser les handicaps naturels de l’espèce humaine dans sa lutte pour la survie (cf. infra chap. 5, 2.2.2.). Cet argument darwinien constitue un élément clé dans la théorie veblenienne des origines de la propriété. Si, comme le prétend Spencer, l’apparition de la propriété privée était consubstantielle à la naissance de l’humanité, celle-ci n’aurait pas pu, d’après Veblen, passer le test de la « sélection naturelle ». En effet, l’homme aurait épuisé ses forces dans une rivalité « intra-espèce » qui aurait immanquablement compromis sa survie dans la lutte « inter-espèces ».

En second lieu, l’affirmation de Eff [1989] selon laquelle Veblen analyserait le « stade industriel » comme une « réversion vers le stade primitif » de l’humanité est elle aussi grandement contestable. En réalité, Veblen interprète le capitalisme moderne comme une combinaison relativement instable des deux « logiques institutionnelles » distinctes et largement antinomiques, l’une « industrielle » et l’autre « pécuniaire » (cf. infra chap. 6, 2.2.3.). Or, contrairement à ce que suggère Eff, Veblen est loin d’affirmer catégoriquement que la « logique industrielle » en viendra à dominer la « logique pécuniaire », dans un mouvement de réversion vers les débuts de l’humanité. Dune part, Veblen a toujours tenu l’avenir pour incertain, se refusant à formuler des prédictions de manière assurée. D’autre part, bien que Veblen [1892a, pp. 400, 406] utilise lui-même le terme de « réversion », celui-ci exprime bien mal sa propre conception de l’évolution des sociétés. L’idée selon laquelle la dynamique d’une société pourrait consister en un retour à un stade antérieur revient à admettre la possibilité d’une réversibilité de l’évolution. Or, Veblen récuse une telle notion. Comme nous le verrons (infra 2.2.2. dans ce chapitre), le principe de causalité cumulative, inhérent à l’approche « post-darwinienne », implique une conception irréversible du temps.

Enfin et surtout, Eff néglige les objections fondamentales que Veblen [1892a] oppose à « l’approche en système fermé » de Spencer. Ces critiques, que nous avons exposées précédemment, montrent bien que la divergence entre les théories veblenienne et spencérienne de l’évolution des sociétés n’est pas réductible au nombre de stades distingués par l’un et l’autre. À cet égard, Eff se méprend déjà en affirmant que Veblen isole uniquement trois périodes dans l’évolution des sociétés. Dans son analyse la plus aboutie et la plus systématique de la dynamique institutionnelle du monde occidental, celle qu’il présente dans The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, Veblen [1914] met en évidence quatre stades différents : « l’ère sauvage », « l’ère barbare », « l’ère artisanale » et « l’ère des machines ». Cependant, l’essentiel n’est pas là. Ce que suggère Veblen [1892a], c’est le fait qu’aucune typologie des formes d’organisation sociale ne peut être considérée comme exhaustive et définitive.

Les deux autres critiques que Veblen a formulées à l’encontre de l’évolutionnisme spencérien sont clairement exposées dans la littérature. D’une part, Veblen [1908a, pp. 191-192n.] reproche à Spencer de ne pas avoir totalement rompu avec la théorie hédoniste des comportements humains : « c’est un fait notable que même le génie d’Herbert Spencer ne pouvait tirer rien d’autre qu’une taxinomie de ses postulats hédonistes, comme en atteste, par exemple, sa Social Statics. Spencer est à la fois évolutionniste et hédoniste, mais c’est uniquement en recourant à des facteurs étrangers au schéma hédoniste et rationnel, c’est-à-dire à des facteurs tels que l’habitude, les illusions, les usages et leur disparition, les changements sporadiques, les forces environnementales, qu’il est capable d’accomplir quelque chose dans la voie de la science génétique. En effet, c’est seulement de cette façon qu’il a été capable d’investir le champ du changement cumulatif dans lequel les sciences post-darwiniennes modernes vivent, se développent et trouvent leur raison d’être » 351 . En restant, au moins partiellement, attaché à une représentation de la nature humaine fondée sur la psychologie hédoniste et associationniste, Spencer aurait perpétué des hypothèses comportementales inadaptées à l’élaboration d’une théorie « post-darwinienne » de l’évolution institutionnelle [Jennings & Waller, 1998, pp. 206-211 ; Hodgson, 1993a, p. 128 ; 1998d, p. 417n.]. Nous avons déjà expliqué en quoi la conception hédoniste de l’action humaine était, selon Veblen, inconciliable avec le point de vue de la science moderne (cf. supra chap. 3, 2.2.2. et 1.1.2. dans ce chapitre), il n’est donc pas nécessaire d’y revenir.

D’autre part, Veblen critique la nature téléologique de la théorie spencérienne du développement des sociétés [Murphree, 1959, pp. 118-119 ; Edgell & Tilman, 1989, p. 443 ; Hodgson, 1993a, p. 127]. Comme nous l’avons déjà noté, Spencer tend à assimiler l’évolution sociale à un mouvement de progrès dont le ressort se situerait dans la compétition entre les individus. Le libéralisme économique occupe une place centrale dans ce système de pensée. En effet, les sociétés sont censées tendre vers un régime libéral de contrat supposé garantir, mieux que tout autre, l’actualisation de la loi « salutaire » de la « survie des mieux adaptés ». Outre ses fondements hédonistes, la préconception téléologique et la légitimation du « laisser-faire » qui sous-tendent l’analyse spencérienne la situe clairement dans la continuité de l’économie classique. Veblen [1900, p. 167n.] souligne cette proximité dans son essai sur les préconceptions de la pensée classique : « il peut être intéressant de noter que la même identification des catégories de la normalité et du juste constitue le trait dominant de la philosophie éthique et sociale de M. Spencer, et que les derniers économistes de la lignée classique sont enclins à être spencériens » 352 . Le mouvement téléologique que Spencer impute à l’évolution des sociétés ne peut qu’être condamné par Veblen au titre de son caractère pré-darwinien 353 . Comme l’ont fort justement relevé Edgell & Tilman [1989, p. 444], c’est dans sa recension de l’ouvrage de Enrico Ferri, Socialisme et Science Positive (cf. supra 1.1.3. dans ce chapitre), que Veblen exprime le plus clairement sa critique du finalisme spencérien : « c’est seulement […] en ajoutant une signification téléologique complètement illégitime dans l’expression ‘les mieux adaptés’, telle qu’elle est utilisée par Darwin et les darwinistes, que l’on donne à l’expression ‘la survie des mieux adaptés’ le sens d’une survie des individus socialement désirables » 354 [1896, p. 451].

Cette affirmation atteste du fait que Veblen a saisi l’un des aspects cruciaux du problème de « l’aptitude à survivre » : ce qui est « efficient » pour un individu, c’est-à-dire ce qui conditionne sa survie, ne l’est pas forcément pour la société tout entière [Dockès, 2002]. Ainsi, « la raison de la survie dans le processus sélectif [de la concurrence] est l’aptitude à réaliser un gain pécuniaire, non l’aptitude à contribuer au bien commun » 355 [1901, p. 299]. Or, par ailleurs, Veblen est loin de considérer la richesse pécuniaire d’un individu comme le reflet de son utilité sociale. Comme le résume Becquemont [1992, p. 154], « Thorstein Veblen, dans sa Théorie de la classe de loisir [entre autres], porta un coup sévère au darwinisme social américain. Tout comme [Thomas Henry] Huxley, il considérait que la sélection naturelle, dans les conditions actuelles de la société, ne sélectionnait nullement les plus aptes, mais ceux qui possédaient la plus grande ‘faculté prédatrice’ et qui étaient les plus avides de pouvoir : la malhonnêteté était le plus souvent le ressort de la domination ».

Au total, si Veblen reconnaît à Spencer le mérite d’avoir cherché à développer une approche évolutionniste des sociétés, il ne partage pas sa conception de l’évolutionnisme. En effet, « l’approche en système fermé », la théorie hédoniste de la nature humaine et la préconception téléologique sont autant de caractéristiques « pré-darwiniennes » essentielles avec lesquelles Spencer a été incapable de rompre. Pour Veblen, l’élaboration d’une économie véritablement « évolutionniste », c’est-à-dire conforme aux canons de la science moderne, exige donc clairement de dépasser l’évolutionnisme spencérien.

Notes
343.

En réalité, les relations entre Spencer et ces auteurs ont parfois plus tenu de l’influence réciproque que de l’ascendant univoque. En particulier, c’est à Maine que Spencer a emprunté la dichotomie « système de statut » versus « système de contrat » [Dorfman, 1934, p. 76].

344.

Il ne faut pas oublier, néanmoins, que l’évolutionnisme spencérien a aussi séduit nombre de marxistes et de socialistes, tels Karl Kautsky et Enrico Ferri, qui tentèrent de le combiner à l’héritage marxien avec des résultats plus ou moins heureux (cf. supra 1.1.3. dans ce chapitre).

345.

Andrew Carnegie, le richissime fondateur de la US Steel Corporation, se revendiquera lui-même comme un disciple de Spencer, affirmant que « la concentration de la richesse est une évolution de l’homogène à l’hétérogène et constitue clairement un autre pas dans le mouvement ascendant du développement » [Carnegie, cité par Becquemont, 1996, p. 1113].

346.

À l’époque où Veblen suit son enseignement, Sumner adhère globalement aux principes du « darwinisme social » individualiste de Spencer et en partage les implications politiques [Becquemont, 1992, pp. 152-153 ; 1996, p. 1114 ; Löwy, 1992, pp. 164-165]. Dans les années 1890, cependant, il opère une mutation méthodologique dans le sens d’une perspective holiste [Sklansky, 1999, pp. 128-132]. Sumner renonce alors à considérer « l’individu » comme l’unité d’analyse élémentaire des relations sociales et lui substitue la notion de « groupe ». Ce changement de point de vue lui semble, notamment, rendu nécessaire par le degré de concentration auquel est parvenu le système industriel. Il estime alors que la compétition économique et sociale n’oppose plus des individus indépendants, mais des groupes constitués d’êtres sociaux. L’ampleur du revirement méthodologique opéré par Sumner apparaît clairement dans le titre de son dernier ouvrage, publié en 1906 : Folkways : A Study of the Sociological Importance of Usages, Manners, Customs, Mores, and Morals.

347.

« With the abolition of private property, the characteristic of human nature which now finds its exercise in this form of emulation, should logically find exercise in other, perhaps nobler and socially more serviceable, activities ».

348.

Il est intéressant de constater que quelques décennies plus tard, Karl Polanyi opposera à Friedrich von Hayek une critique similaire à celle que Veblen [1892a] adresse à Spencer. Selon Polanyi [1944, chap. 21], la « Grande Transformation » qu’a constituée l’effondrement du système socio-économique de marché, instauré au cours du XIXe siècle, lance un défi fondamental aux sociétés industrialisées. Il s’agit d’inventer une nouvelle architecture institutionnelle qui prohibe les « mauvaises libertés » qu’avait encouragées l’économie de marché (« la liberté d’exploiter ses semblables, la liberté de faire des profits extravagants sans qu’aucun bénéfice tangible ne s’ensuive pour la communauté, la liberté de confisquer les inventions techniques dont le public pourrait tirer avantage », etc.), tout en préservant les « bonnes libertés » auxquelles le libéralisme économique a aussi donné naissance (« la liberté de conscience, la liberté de parole, la liberté de réunion et d’association et la liberté de choisir son métier ») [Polanyi, 1947]. À cet égard, Polanyi rejette fermement la thèse de Hayek selon laquelle « les institutions libres étant un produit de l’économie de marché, elles doivent céder la place au servage quand cette économie disparaît ». Une telle croyance est, selon Polanyi, l’expression d’un « préjugé économiciste » avec lequel il convient de rompre définitivement.

349.

Cf. supra chap. 1, 3.3.

350.

Veblen [1915b, p. 44] déclare, par exemple, que « toute présentation de l’état de la culture baltique à l’époque préhistorique, considérée sous l’aspect matériel uniquement, doit donc être de la nature d’une reconstruction fondée sur des preuves insuffisantes et indirectes ».

351.

« It is a notable fact that even the genius of Herbert Spencer could extract nothing but taxonomy from his hedonistic postulates ; e.g., his Social Statics. Spencer is both evolutionist and hedonist, but it is only by recourse to other factors, alien to the rational hedonistic scheme, such as habit, delusions, use and disuse, sporadic variation, environmental forces, that he is able to achieve anything in the way of genetic science, since it is only by this recourse that he is enabled to enter the field of cumulative change within which the modern post-Darwinian sciences live and move and have their being ».

352.

« It may be interesting to point out that the like identification of the categories of normality and right gives the dominant note of Mr. Spencer’s ethical and social philosophy, and that later economists of the classical line are prone to be Spencerians ».

353.

À cet égard, l’affirmation bien connue de Darwin, « je ne crois … en aucune loi nécessaire du développement » tranche avec l’approche de Spencer.

354.

« It is […] only by injecting a wholly illegitimate teleological meaning into the term ‘fittest’ as used by Darwin and the Darwinists that the expression ‘survival of the fittest’ is made to mean a survival of the socially desirable individuals ».

355.

« The ground of survival in the selective process is fitness for pecuniary gain, not fitness for serviceability at large »