2.2. La définition veblenienne d’une économie « post-darwinienne »

Notre interprétation de la lecture veblenienne de l’histoire des théories économiques nous a permis de mettre en évidence certains traits essentiels de l’approche « évolutionniste » des phénomènes économiques adoptée par Veblen. Il est temps de synthétiser ces différentes caractéristiques afin de donner une vue globale de sa conception d’une science économique « post-darwinienne ».

Rappelons tout d’abord les principaux moments du raisonnement épistémologique par lequel Veblen en vient à fonder son projet scientifique. Selon lui, le XIXe siècle a été marqué par une transformation profonde des habitudes de pensée répandues dans les sociétés du monde occidental. Ce processus témoigne de l’impact des mutations industrielles nées du machinisme sur les institutions de ces sociétés. Ces changements institutionnels ont eu, selon Veblen, des conséquences de premier ordre dans le domaine scientifique. Ainsi, de nouvelles préconceptions se sont progressivement imposées dans la communauté des chercheurs. La pensée darwinienne illustre particulièrement bien cette évolution du point de vue scientifique. Elle atteste du caractère global de cette « révolution épistémologique » qui a affecté tout à la fois l’objet et la méthode de la science. Quant à son objet, « la science moderne devient fondamentalement une théorie du processus mettant en jeu des relations de consécution, lequel est conçu comme une séquence de changements cumulatifs, qui s’auto-entretient ou s’auto-propage et n’admet aucun terme ultime » 356 [1908b, p. 37]. Quant à sa méthode, la science moderne a renoncé à toute imputation téléologique dans le cours des événements, de sorte à appréhender les phénomènes d’une façon « impersonnelle » et « qui s’en tient aux faits », comme un strict enchaînement de causes et d’effets. Comme nous l’avons vu tout au long de cette deuxième partie, Veblen considère que les économistes, quel que soit le courant de pensée dont ils se réclament, ont, dans leur grande majorité, été incapables de se conformer à ces canons scientifiques. Par conséquent, « le processus de la vie économique est encore, en grande partie, dans l’attente d’une formulation théorique » 357 [1898a, p. 70]. Dès lors, tout l’enjeu du projet veblenien est de faire accéder l’économie à la modernité scientifique en lui donnant les attributs d’une science « post-darwinienne ». Reste à savoir quel contenu Veblen donne précisément à ce programme. Autrement dit, comment se traduit, selon lui, l’introduction du point de vue de la science moderne dans le champ de l’économie ? Nous répondrons à cette question en abordant successivement le problème de l’objet (2.2.1.) et celui de la méthode (2.2.2.), pour autant que ces deux aspects puissent être véritablement dissociés.

Notes
356.

« Modern science is becoming substantially a theory of the process of consecutive change, which is taken as a sequence of cumulative change, realized to be self-continuing or self-propagating and to have no final term ».

357.

« There is the economic life process still in great measure awaiting theoretical formulation ».