2.2.1. L’objet d’une économie « post-darwinienne »

Pour Veblen [1898a, p. 77], « une économie évolutionniste doit être la théorie d’un processus de croissance culturelle telle qu’elle est déterminée par l’intérêt économique, une théorie d’une séquence cumulative d’institutions économiques formulée en termes de son propre processus » 358 . L’économie devrait s’attacher à théoriser l’évolution des institutions car ce sont elles qui assurent la continuité du « processus de la vie économique » dans l’espace et le temps. Les institutions présentent, en effet, un double caractère de régularité mentale synchronique et de relative stabilité diachronique. D’une part, les institutions constituent des modèles mentaux partagés par un grand nombre d’individus, dans une société et à une époque données. D’autre part, « les hommes reçoivent d’une époque antérieure les institutions – c’est-à-dire les habitudes de pensée – qui gouvernent leur vie, d’une époque plus ou moins reculée, sans doute ; en tout cas, les institutions ont été élaborées dans le passé avant d’être transmises » 359 [1899a (1970), p. 126]. Elles sont, àcet égard, l’un des principaux liens intergénérationnels des sociétés humaines 360 .

Les institutions ont une influence déterminante sur tous les aspects de la vie économique. En agissant sur le rythme de croissance du savoir technique, voire sur le contenu des connaissances techniques accumulées, l’environnement institutionnel influe à la fois sur la capacité de production des sociétés et sur la nature des biens qu’elles produisent (cf. supra chap. 1, 3.3.). Par ailleurs, les institutions définissent les modalités de répartition des richesses produites. Elles déterminent notamment la distribution des droits de propriété dans la société. À cet égard, Veblen s’oppose à la conception classique et néoclassique de la propriété, fondée, d’après lui, sur quelque théorie du droit naturel (cf. supra chap. 3). Selon notre auteur, la propriété doit être appréhendée, non comme un présupposé de l’analyse, mais comme une institution dont on peut retracer l’évolution depuis ses origines jusqu’à nos jours. « Elle est un fait culturel qui s’est développé dans le passé pour devenir une institution, à travers un long processus d’habituation, et qui est transmis de génération en génération comme le sont tous les faits culturels » 361 [1898c, p. 42]. La propriété n’est donc pas un phénomène naturel, inhérent à la condition humaine, telle qu’elle ressort de « l’histoire conjecturale » des économistes classiques et néoclassiques. Elle est un modèle mental en développement, dont il convient d’évaluer les conséquences sur le progrès technique et le partage des richesses produites. Enfin, la capacité des institutions à fonder un ordre économique est d’autant plus grande qu’elles ont, selon Veblen, la propriété de former système (cf. infra chap. 6, section 2). Ainsi, toute société est caractérisée par un « complexe culturel » [1909, p. 241], c’est-à-dire un « schème de vie, qui est constitué de l’ensemble des institutions en vigueur à un moment donné ou en un point donné du développement de [cette] société » 362 [1899a, p. 190]. Dès lors, une économie « évolutionniste » doit, selon Veblen, se donner pour but d’identifier et d’expliquer les processus à l’œuvre dans la formation, le développement et la remise en cause de ces systèmes institutionnels.

Cette définition de l’objet économique pose la question des frontières disciplinaires de la science économique. En effet, elle pourrait a priori s’appliquer tout autant, sinon plus, à la sociologie ou à l’anthropologie. Veblen a pleinement conscience de s’exposer à cette critique. Il l’admet pour partie tout en essayant d’y répondre, comme en témoigne un extrait de sa préface à The Theory of Business Enterprise : « [l’]incidence de l’entreprise d’affaires sur la culture […] appartient plus au domaine du sociologue qu’à celui de l’économiste proprement dit, si bien que la présente recherche pêche plus, dans ses derniers chapitres, par le fait qu’elle déborde les frontières légitimes du débat économique que par son incapacité à s’y inscrire. Pour atténuer notre faute, on doit admettre que les caractéristiques de la culture en général, qui sont abordées dans ces chapitres, sont trop intimement liées à la situation économique proprement dite pour que l’on puisse les laisser entièrement de côté » 363 [1904a, « Preface »]. Contrairement à ce que pourrait laisser croire cette citation, la nécessité ressentie par Veblen d’étendre son analyse au-delà des limites traditionnelles de l’économie, pour autant que cette expression fasse vraiment sens, ne découle pas de l’objet spécifique de The Theory of Business Entrerprise. Elle constitue véritablement une constante de son œuvre [Sowell, 1987, p. 800]. Cette tendance découle principalement du postulat selon lequel on ne saurait saisir les phénomènes économiques en dehors de leur contexte culturel. L’homme étant un être social dont le comportement répond à une pluralité de mobiles, il est impossible de comprendre son activité économique sans tenir compte des relations non économiques qu’il entretient avec ses semblables. En effet, « l’individu n’est, dans chaque cas, qu’un seul et même agent », de sorte qu’il serait illusoire de croire que son action non économique n’influence pas son action économique, et réciproquement [1898a, p. 77].

Toutefois, la justesse de cet argument ne doit pas masquer l’une des faiblesses de l’approche veblenienne, qui est son incapacité à définir précisément ce que sont une motivation, un comportement et, partant, une institution économiques. À cet égard, le fait de définir « l’intérêt économique » comme « l’intérêt dans les moyens matériels de la vie » est manifestement insuffisant pour délimiter les frontières d’une sphère économique. Selon Veblen [1898a, pp. 76-77], « l’intérêt économique […] affecte la structure culturelle en tous points, si bien que toutes les institutions peuvent être considérées, dans une certaine mesure, comme des institutions économiques. […] Aucun ensemble de phénomènes culturels, clairement dissociable, ne peut donc être rigoureusement distingué sous la rubrique ‘institutions économiques’, bien qu’une telle catégorie puisse être utile, en tant que sous-rubrique commode comprenant ces institutions dans lesquelles l’intérêt économique trouve son expression la plus directe et la plus cohérente et dont la portée économique est la plus directe et la moins restreinte » 364 . Contrairement à ce que prétend Veblen, le fait que les motivations économiques des individus aient des effets sur toutes les composantes du système culturel n’implique pas que l’on doive considérer toutes les institutions comme économiques. Affirmer cela, c’est à la fois céder à l’« économicisme » et ôter sa raison d’être au concept même d’institution économique. La façon dont Veblen tente de regrouper dans une « sous-rubrique » les institutions qui seraient « plus économiques que les autres » relève alors d’une démarche mal assurée. Aussi notre auteur s’expose-t-il à la critique de Harry W. Pearson [1957, pp. 292-293] pour qui « l’objectif essentiel et primordial [de l’analyse ‘institutionnelle’] est une définition de l’économie qui permette une distinction analytique entre ce qui est économique et ce qui ne l’est pas ». Pearson [1957, pp. 293-294] semble ainsi souscrire, à juste titre pensons-nous, à l’affirmation de Talcott Parsons selon laquelle l’analyse veblenienne pâtirait de son incapacité à spécifier « l’‘aspect économique’ de l’action sociale » 365 .

En bref, Veblen a raison, selon nous, d’affirmer que les clivages disciplinaires doivent être transgressés, dans la mesure où il est impossible d’appréhender l’activité économique indépendamment des autres composantes du système culturel. Cela ne doit pas, cependant, masquer son échec à distinguer clairement ce qui relève de l’économique de ce qui n’en ressortit pas. Après avoir défini l’objet, il convient de caractériser la méthode qui devrait, d’après Veblen, être celle d’une science économique « moderne ».

Notes
358.

« An evolutionary economics must be the theory of a process of cultural growth as determined by the economic interest, a theory of a cumulative sequence of economic institutions stated in terms of the process itself ».

359.

« The institutions – that is to say the habits of thought – under the guidance of which men live are in this way received from an earlier time ; more or less remotely earlier, but in any event they have been elaborated in and received from the past » [1899a, p. 191].

360.

Cette idée est notamment relevée par Gislain & Steiner [1999, pp. 285-286] qui, s’appuyant sur la même citation, affirment : « la façon dont Veblen utilise le concept d’institution met en lumière une idée théorique importante concernant le fait que les institutions s’inscrivent dans la durée – le temps social et historique de l’évolution des habitudes de pensée qui sont transmises et sans cesse renouvelées ».

361.

« It is a cultural fact which has grown into an institution in the past through a long course of habituation, and which is transmitted from generation to generation as all cultural facts are ».

362.

« [A] scheme of life, which is made up of the aggregate of institutions in force at a given time or at a given point in the development of [this] society ».

363.

« [The] cultural bearing of business enterprise […] belongs rather in the field of the sociologist than in that of the professed economist ; so that the present inquiry, in its later chapters, sins rather by exceeding the legitimate bounds of economic discussion on this head than by falling short of them. In extenuation of this fault it is said that the features of general culture touched upon in these chapters bear too intimately on the economic situation proper to admit their being left entirely on one side ».

364.

« The economic interest […] affects the cultural structure at all points, so that all institutions may be said to be in some measure economic institutions. […] There is, therefore, no neatly isolable range of cultural phenomena that can be rigorously set apart under the head of economic institutions, although a category of ‘economic institutions’ may be of service as a convenient caption, comprising those institutions in which the economic interest most immediately and consistently finds expression, and which most immediately and with the least limitation are of an economic bearing ».

365.

Pearson [1957] souligne, cependant, qu’il s’agit là d’un travers inhérent à « toute la tradition de la pensée sociale occidentale dans ses tentatives d’interprétation de l’économie », travers auquel T. Parsons lui-même serait loin d’échapper.