2.2.2. La méthodologie d’une économie « post-darwinienne » : les principes de la méthode « génétique »

Veblen [1906a, p. 16] affirme qu’une économie « post-darwinienne » doit traiter son objet d’une façon « très dépouillée, impersonnelle et qui s’en tient aux faits » 366 . Derrière ces termes, se dissimulent des positions méthodologiques particulièrement novatrices et, oserait-on dire, très « modernes ». De fait, l’approche veblenienne préfigure nombre des caractéristiques méthodologiques d’une certaine analyse économique contemporaine. En particulier, elle annonce quelques-uns des principes les plus fondamentaux de la pensée évolutionniste qui s’est développée à la suite des travaux de Nelson & Winter [1974 ; 1982] : la « dépendance vis-à-vis du sentier », l’« approche en système ouvert », la « complexité » et l’« émergence » (cf. Brette [2003b, pp. 13-17] et infra Conclusion générale 2.).

Veblen qualifie sa propre démarche d’« investigation génétique » (voir par exemple [1908b, pp. 39-40 ; 1914, pp. 2, 228]). Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce qualificatif, cette méthode ne renvoie pas au concept biologique de « gène » et n’implique donc aucune forme de réductionnisme biologique [Hodgson, 2004, p. 152]. Veblen la définit en ces termes : « cette méthode […] traite des forces et de la séquence d’un développement. Elle cherche à en comprendre les conséquences en découvrant comment et pourquoi elles sont advenues. Son but est d’organiser les phénomènes sociaux en une structure théorique causale » 367 [1903b, p. 517 ; cité par Hodgson, 2004, p. 152]. La méthode « génétique », au sens où l’entend Veblen, repose sur quelques principes essentiels.

Premièrement, son but est de nature théorique et non simplement narratif, si bien qu’elle se distingue clairement de l’historisme (cf. supra section 1 dans ce chapitre).

Deuxièmement, elle procède d’une « démarche rétrospective [‘backward-looking’] », laquelle consiste à mettre en évidence « le développement de généalogies sociales […] en retraçant le développement des institutions au cours du temps » [Stahl-Rolf, 2000, p. 895].

Troisièmement, la méthode « génétique » repose sur le principe de causalité cumulative, selon lequel « chaque situation nouvelle est une variation de ce qui s’est passé avant elle et incarne en tant que facteurs causals toutes les conséquences de ce qui s’est passé avant » 368 [1909, p. 242]. Cette idée a des implications de premier ordre. D’une part, elle fait de Veblen l’un des principaux précurseurs de la notion de « dépendance vis-à-vis du sentier », ainsi que Paul David [1985, p. 336] et Kenneth Arrow [2000, p. 175] eux-mêmes l’ont relevé. D’autre part, elle suppose que l’évolution est un processus continu et incrémental. Pour autant, elle admet la possibilité de changements majeurs que l’on pourrait caractériser comme des effets de seuil résultant de l’impact cumulatif de petites variations. Enfin, le principe de causalité cumulative implique une conception irréversible du temps qui rompt fondamentalement avec le modèle mécaniste newtonien d’où l’économie néoclassique tire son propre concept de causalité linéaire et a-historique [Dopfer, 1986]. À cet égard, Veblen est fidèle à l’approche darwinienne dont le principal point de rupture avec le système newtonien concerne précisément la représentation du temps, Darwin opposant l’histoire des espèces à ladynamique équilibrante des forces mécaniques de Newton [Hodgson, 2004a, pp. 91-92].

Quatrièmement, la méthode « génétique » exclut toute imputation téléologique dans le cours des événements. Selon les termes de Veblen [1909, pp. 237-238], le fondement ultime de l’analyse « évolutionniste » doit être le principe de la « cause efficiente », non celui de la « raison suffisante ». « La relation de raison suffisante se déroule uniquement du futur (appréhendé) vers le présent ; sa nature et sa force sont entièrement intellectuelles, subjectives, personnelles, téléologiques. La relation de cause à effet ne se déploie que dans la direction contraire ; sa nature et sa force sont entièrement objectives, impersonnelles, matérialistes » 369 [1909, p. 238]. La méthode « génétique » conduit ainsi à rejeter toute forme de déterminisme absolu, à l’exception du « principe de détermination » que Hodgson [2002a] désigne sous le terme de « darwinisme ontologique » et selon lequel « tout événement a une cause ». Par là même, la méthode « génétique » est incompatible non seulement avec l’historicisme (cf. supra section 1 dans ce chapitre) mais avec toutes les « approches en système fermé ». Selon la définition qu’en a donnée Sheila C. Dow [2002, pp. 136-137], celles-ci représentent la réalité au moyen d’un système théorique dont « les limites […] sont prédéterminées, comme le sont l’éventail complet des variables qui le constituent et la structure de leurs corrélations ». La méthode « génétique » implique, au contraire, une « approche en système ouvert », c’est-à-dire le recours à un système théorique dont « les limites ne sont pas prédéterminées », de même que « la nature et l’éventail des variables qui le constituent et la structure de leurs corrélations ».

Cinquièmement, en rejetant toute imputation téléologique dans le cours des événements (quatrième principe), la méthode génétique ne nie pas l’intentionnalité humaine et ne l’exclut pas de l’explication des phénomènes. En d’autres termes, le rejet de la « Téléologie (grand T) de l’évolution » n’implique pas la négation de la « téléologie (petit t) de l’intentionnalité humaine » [Jennings & Waller, 1994]. D’une part, Veblen n’a jamais nié que l’être humain était doué de volition. « Il se trouve », dit Veblen [1909, p. 238], « que la relation de raison suffisante intervient de façon très importante dans la conduite humaine. C’est cette faculté de prévoyance et de discernement qui la distingue du comportement animal » 370 . D’autre part, Veblen souligne la nécessité de comprendre les mobiles qui gouvernent le comportement humain et la signification que les individus donnent eux-mêmes à leurs actions 371 . Par exemple, « dans la mesure où le théoricien a pour but d’expliquer les phénomènes économiques spécifiques à la période contemporaine, sa ligne d’approche doit être le point de vue de l’homme d’affaires, puisque c’est de ce point de vue que le cours des événements est dirigé. Une théorie de la situation économique moderne doit être, avant tout, une théorie de la conduite des affaires, avec ses motivations, ses buts, ses méthodes et ses effets » 372 [1904a, p. 4]. Cependant, conformément au « principe de détermination » qui sous-tend le postulat de « causalité cumulative », l’intentionnalité humaine ne saurait être « une cause non causée » ; autrement dit, elle doit elle-même être expliquée [Hodgson, 2002a ; 2004a, pp. 153-157]. Ainsi, « la relation de raison suffisante [ne devrait être] admise que provisoirement et comme un facteur secondaire de l’analyse, toujours soumis à cette réserve stricte qui exige que l’analyse doit in fine être formulée en termes causals » 373 [1909, p. 238].

Sixièmement, il résulte du cinquième principe que la méthode génétique doit accorder une importance centrale aux déterminants du comportement humain que sont les instincts et les habitudes. Les instincts peuvent être appréhendés à différents niveaux (psychologique, biologique, culturel) et définissent une pluralité de mobiles comportementaux dont certains sont contradictoires. La formation d’habitudes constitue le principal mode d’adaptation circonstancielle des propensions générales de l’action humaine que sont les instincts. Si les habitudes sont d’origine individuelle, elles prennent une nature institutionnelle lorsqu’elles sont socialement partagées. Cette institutionnalisation leur confère des propriétés particulières.

Septièmement, la méthode « génétique » appréhende les sociétés comme des systèmes complexes dont l’évolution met en jeu des processus d’émergence. En effet, toute société est, selon Veblen, un système constitué de multiples variables en interaction dynamique, dont on ne saurait comprendre la nature et l’évolution en étudiant ses différentes composantes indépendamment les unes des autres. Cette conception correspond précisément à la définition que Delorme [1997] donne de la complexité, c’est-à-dire une « irréductibilité » relative non seulement à l’objet observé mais aux techniques dont dispose l’observateur pour traiter de cet objet (« complexité de second ordre »). La nature complexe des sociétés se traduit notamment par des phénomènes d’émergence 374 . L’émergence est un concept très large qui peut être appliqué dans une perspective « synchronique » ou « diachronique » [Mearman, 2002, p. 578].Selon Hodgson [1998d, pp. 420-423 ; 2004a, pp. 134-139], c’est au biologiste et philosophe britannique C. Lloyd Morgan que Veblen aurait emprunté l’idée selon laquelle l’évolution socio-économique est un « niveau émergent [‘emergent level’] », au sens où elle ne peut être entièrement expliquée par les caractéristiques biologiques des individus qui composent la société. Cette conception « synchronique » de l’émergence 375 lui permit d’éviter le piège du réductionnisme biologique. Par ailleurs, Veblen a aussi utilisé implicitement le concept d’émergence de façon « diachronique ». En effet, il a montré que la dynamique socio-économique pouvait elle-même générer des conséquences institutionnelles imprévisibles, du fait des interactions dynamiques entre les principales composantes du système que constitue une société (voir Brette [2003a] et infra chap. 7, section 1).

Notes
366.

« Highly opaque, impersonal, and matter-of-fact ».

367.

« This method […] deals with the forces and sequence of development and seeks to understand the outcome by finding out how and why it has come about. The aim is to organize social phenomena into a theoretical structure in causal terms ».

368.

« Each new situation is a variation of what has gone before it and embodies as causal factors all that has been effected by what went before ».

369.

« The relation of sufficient reason runs only from the (apprehended) future into the present, and it is solely of an intellectual, subjective, personal, teleological character and force ; while the relation of cause and effect runs only in the contrary direction, and it is solely of an objective, impersonal, materialistic character and force ».

370.

« The relation of sufficient reason enters very substantially into human conduct. It is this element of discriminating forethought that distinguishes human conduct from brute behavior ».

371.

à cet égard, la démarche veblenienne n’est pas étrangère à la méthode compréhensive de Max Weber.

372.

« In so far as the theorist aims to explain the specifically modern economic phenomena, his line of approach must be from the businessman’s standpoint, since it is from that standpoint that the course of these phenomena is directed. A theory of the modern economic situation must be primarily a theory of business traffic, with its motives, aims, methods, and effects ».

373.

« The relation of sufficient reason [should be] admitted only provisionally and as a proximate factor in the analysis, always with the unambiguous reservation that the analysis must ultimately come to rest in terms of cause and effect ».

374.

Hodgson [2004a, pp. 99-121] offre une analyse des précurseurs de la notion d’émergence et de l’idée d’évolution à niveaux multiples qui lui est associée.

375.

Il y a certes quelque anachronisme à interpréter la pensée de Veblen en ces termes. Cependant, bien qu’il n’ait pas élaboré explicitement de théorie de l’émergence, son analyse en anticipe le contenu, de sorte qu’il n’est pas infondé de l’interpréter ainsi (voir Hodgson [2004a, p. 134n.] et infra chap. 7, 1.1.3.).