1.1.1. Introduction à la psychologie des instincts (W. James, J. Loeb, W. McDougall)

La fin du XIXe siècle a vu « la naissance de la psychologie moderne » dont l’expression la plus caractéristique fut la publication en 1890 des Principles of Psychology de William James. Cet ouvrage fondateur de la psychologie fonctionnelle consistait notamment en une réfutation des postulats psychologiques hédonistes au profit d’une théorie de l’instinct et de l’habitude [Lewin, 1996, p. 1299]. De façon générale, la psychologie fonctionnelle était fortement marquée par la pensée darwinienne. Elle considérait que les phénomènes psychologiques devaient être replacés dans la continuité de l’évolution biologique et que « l’esprit » était lui-même un « organe d’adaptation ». Comme le résume Ross [1991, p. 155], « cela signifiait, premièrement, que l’esprit était un agent actif et déterminé dans ses transactions avec l’environnement et, deuxièmement, qu’il cherchait toujours à s’ajuster à un environnement social changeant ». En bref, cette représentation de l’esprit humain mettait en avant deux caractéristiques essentielles de l’individu : d’une part, sa faculté téléologique, c’est-à-dire sa volition et, d’autre part, sa condition d’être social. La première était principalement fondée sur les instincts de l’homme, la seconde s’exprimait dans ses habitudes. Ayant pris le parti de dissocier ces deux composantes de la nature humaine dans le cadre de notre analyse, nous reviendrons sur la notion d’habitude dans le prochain chapitre, pour nous focaliser, dans l’immédiat, sur le concept d’instinct.

La psychologie des instincts a été florissante au tournant des XIXe et XXe siècles, avant de céder aux assauts du béhaviorisme dans l’entre-deux-guerres 381 . Outre James, deux de ses principaux artisans furent Jacques Loeb et William McDougall. Or, Veblen connaissait bien les travaux de ces trois auteurs. Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 1, 4.1.), les Principles of Psychology de James lui était familiers. Par ailleurs, Veblen fut le collègue et ami de Jacques Loeb à l’Université de Chicago, entre 1892 et 1902, et entretint, par la suite, des relations épistolaires avec lui [Tilman, 1996, p. 83]. Loeb était avant tout un biologiste. Il tira principalement ses thèses psychologiques de ses théories mécanistes sur la physiologie des animaux et des êtres humains 382 . Quant à William McDougall, il fut l’une des figures les plus fameuses de la psychologie des instincts au début du XXe siècle. Sa position académique de premier plan (il enseigna longtemps dans deux des plus prestigieuses Universités anglo-saxonnes, Oxford et Harvard), donnèrent à ses théories une audience importante. Dans The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, Veblen [1914] se réfère à de nombreuses reprises à l’ouvrage de McDougall, An Introduction to Social Psychology, paru en 1908 (cf. notamment le chapitre introductif [1914, pp. 1-37]). Comme James et Loeb, McDougall était très critique à l’encontre de la psychologie hédoniste [Lewin, 1996, pp. 1299-1300]. En revanche, contrairement à James, il pensait que les instincts étaient soumis au principe lamarckien de l’hérédité des caractères acquis, si bien qu’ils pouvaient se transformer graduellement au cours du temps [Hodgson, 2004a, p. 164]. Surtout, McDougall s’opposait aux théories psychologiques mécanistes, de sorte que son approche des instincts était très différente de celle de Jacques Loeb [Tilman, 1996, p. 76].

Il ne fait aucun doute que ces trois auteurs ont nourri les conceptions psychologiques de Veblen et, en premier lieu, sa critique des postulats hédonistes. Les théories de James et de Loeb ne sont certainement pas étrangères à l’affirmation selon laquelle « la psychologie récente, appuyée par la recherche anthropologique moderne, donne une conception de la nature humaine différente [de la représentation hédoniste]. Selon cette conception, la caractéristique de l’homme est de faire quelque chose et non simplement d’être l’objet de plaisirs et de peines à travers l’impact de forces appropriées » 383 [1898a, p. 74] 384 . L’influence plus spécifique que James, Loeb et McDougall ont eu respectivement sur la représentation veblenienne des instincts a été largement discutée dans la littérature (voir notamment Jensen [1988, pp. 90-91], Murphey [1990, pp. xiii-xvii], Tilman [1996, pp. 73-108] et Hodgson [2004, pp. 163-165]). Selon nous, la clé de l’approche veblenienne de l’instinct en tant que catégorie psychologique réside, en dernière analyse, dans la position qu’il adopte face au problème des relations entre le réflexe, le tropisme, l’instinct et l’intelligence. Cette question agitait nombre de scientifiques de l’époque, dans différents champs disciplinaires. Elle était non seulement une source de débats essentielle parmi les psychologues, mais elle avait également sa place dans la littérature économique (cf. par exemple l’article de Wesley Clair Mitchell [1914]). En effet, comme nous allons le voir à présent, la nature des fondements psychologiques qu’il convenait de donner à la science économique en dépendait directement.

Notes
381.

L’acte fondateur de la psychologie béhavioriste est la publication en 1913 de l’article de John B. Watson, « Psychology as the Behaviorist Views It ». Contrairement à la psychologie de James, le béhaviorisme se refuse à examiner les facteurs psychiques internes à l’individu. S’inscrivant dans une perspective typiquement positiviste, Watson rejette toute forme d’introspection, pour s’intéresser aux facteurs de conditionnement des seuls comportements observables.

382.

Les cinq ouvrages suivants, dont il ressort de ses citations et de sa correspondance que Veblen les a lus, donnent un aperçu des thèmes de recherches de Loeb : Heliotropismus der Thiere (1889), Comparative Physiology of the Brain and Comparative Psychology (1900), The Dynamics of Living Matter (1906), The Mechanistic Conception of Life (1912) et Forced Movements, Tropisms and Animal Conduct (1918) [Tilman, 1996, p. 84].

383.

« The later psychology, reënforced by modern anthropological research, gives a different conception of human nature. According to this conception, it is the characteristic of man to do something, not simply to suffer pleasures and pains through the impact of suitable forces ».

384.

À cette date, McDougall n’a pas encore publié An Introduction to Social Psychology.