1.1.3. Une justification méthodologique de l’irréductibilité de l’instinct

La similarité des ambiguïtés de Loeb et de Veblen telle qu’elle apparaît dans les affirmations précédentes masque, cependant, une différence essentielle entre leurs approches respectives. L’incapacité de Loeb à distinguer précisément l’instinct du tropisme découlait directement de sa position réductionniste, selon laquelle « tous les phénomènes vivants pouvaient et devaient in fine être expliqués entièrement en fonction de leurs constituants physiques et chimiques » [Hodgson, 2004a, p. 129]. Si l’on doit analyser uniquement en termes physico-chimiques, tous les phénomènes psychiques, des plus simples aux plus compliqués, chez l’homme comme chez les animaux, il est évident qu’il n’existe plus aucune différence de nature entre le tropisme et l’instinct. Or, d’un point de vue méthodologique au moins, Veblen a clairement rejeté le réductionnisme de Loeb.

Ainsi, dès les toutes premières pages de The Instinct of Workmanship [1914], il distingue sa propre conception de l’instinct de celle retenue dans les sciences biologiques et psychologiques. Plus précisément, il ne s’agit pas pour Veblen de s’opposer aux résultats mis en évidence dans ces deux disciplines, mais de souligner que leur objet exige une approche différente de celle qu’implique l’objet des sciences sociales. Si la biologie et la psychologie ont tendu à rechercher les facteurs physiologiques à l’œuvre dans les comportements instinctifs, les sciences sociales n’ont pas vocation à s’engager dans cette voie. Au contraire, l’objet de la science économique, c’est-à-dire produire « une recherche génétique sur les institutions », impose, selon Veblen [1914, pp. 2-3], d’appréhender les instincts comme des « traits irréductibles de la nature humaine ». L’approche de Veblen rejoint in fine celle de McDougall pour qui « nous devons admette ces dispositions conatives [que sont les instincts] comme des faits premiers, non susceptibles d’être analysés ou expliqués en tant que manifestations de quelque notion plus générale et plus essentielle » [McDougall, cité par Tilman, 1996, p. 76]. Cependant, Veblen ne partage pas les conceptions vitalistes qui conduisent McDougall à cette affirmation. Là où celui-ci fonde son refus du réductionnisme sur la croyance ontologique en une « force vitale » irréductible aux forces physico-chimiques, Veblen lui donne une justification méthodologique. Contrairement à McDougall, il ne s’engage pas véritablement sur le terrain ontologique. Comme en atteste la citation suivante, Veblen [1914, p. 27] refuse de se prononcer clairement sur la possibilité ou non d’expliquer les phénomènes psychiques exclusivement en termes physico-chimiques : « en utilisant l’expression ‘instinct du travail bien fait’ ou ‘sens du travail bien fait’, il n’est pas dans notre intention de présumer ou d’affirmer que la propension ainsi désignée est, sous le rapport psychologique, un élément simple ou irréductible ; nous avons, bien sûr, encore moins l’intention de prétendre qu’elle doit être imputable, sous le rapport physiologique, à une quelconque sensibilité isolable de l’ordre du tropisme, ou à un seul stimulus enzymatique ou viscéral. C’est là une question qui s’adresse à qui de droit » 386 .

En définitive, Veblen ne s’emploie pas à établir une distinction précise et universelle entre le tropisme et l’instinct. Il considère, en effet, qu’une telle tâche n’est pas de sa compétence et qu’elle n’est d’aucune utilité pour la science économique. Ainsi, l’élaboration d’une économie « évolutionniste » ne nécessite pas de pouvoir classer les penchants les plus « impulsifs », les plus « directs » et les plus « immédiats » de l’homme, et a fortiori des animaux, dans la catégorie du tropisme ou dans celle de l’instinct. Les principales propensions dont il faut tenir compte en vue d’analyser l’évolution socio-économique de l’humanité sont instinctives et doivent, à cette fin, être tenues pour des « traits irréductibles de la nature humaine ». Ces propensions, contrairement à des penchants tels que la faim ou la peur, se distinguent sans ambiguïté des tropismes, en ce qu’elles n’induisent pas mécaniquement des réponses comportementales spécifiques.

Notes
386.

« In making use of the expression, ‘instinct of workmanship’ or ‘sense of workmanship’, it is not here intended to assume or to argue that the proclivity so designated is in the psychological respect a simple or irreducible element ; still less, of course, is there any intention to allege that it is to be traced back in the physiological respect to some one isolable tropismatic sensibility or some single enzymotic or visceral stimulus. All that is matter for the attention of those whom it may concern ».