1.2.1. L’instinct comme catégorie biologique : différentes approches possibles

En affirmant que « les instincts sont des traits héréditaires », Veblen [1914, p. 13] en désigne bien évidemment la dimension biologique. Selon lui, une approche de l’instinct au niveau biologique peut s’inscrire, globalement, dans trois perspectives différentes. Tout d’abord, elle peut consister en une approche physiologique, essentiellement « synchronique », visant à rechercher les fondements physico-chimiques du comportement instinctif. Comme nous l’avons dit précédemment, Veblen estime que cette perspective réductionniste n’est pas adaptée à l’objet des sciences sociales. Il lui préfère une approche « diachronique » visant à étudier l’évolution des instincts, en tant qu’ils sont considérés comme des éléments irréductibles de la nature humaine. Cette approche peut se décliner, à son tour, en deux perspectives distinctes.

D’une part, l’analyse peut mettre l’accent sur les caractéristiques instinctives de l’homme relativement aux autres espèces. Il s’agit alors, en particulier, de mettre à jour les instincts ayant joué un rôle décisif dans la survie de l’espèce humaine. Nous expliciterons ultérieurement (infra 2.2.2. dans ce chapitre) la façon dont Veblen a appréhendé cette question. D’autre part, l’investigation peut s’attacher aux rapports entre différents sous-groupes de l’espèce humaine, chacun étant censé se caractériser par une combinaison spécifique de dispositions instinctives. Cette approche s’apparente à ce que Daniel Becquemont [1992 ; 1996] a appelé le « darwinisme social holiste » par opposition au « darwinisme social individualiste » 389 . Là où celui-ci met en avant la compétition interindividuelle à l’intérieur d’un même ensemble (une société donnée, voire l’espèce humaine tout entière), celui-là postule l’existence d’une lutte entre différents groupes d’individus. Ces groupes étant généralement assimilés à des races, le « darwinisme social holiste » se confond largement avec « l’anthropologie raciale » dont les principaux promoteurs furent Francis Galton, Georges Vacher de Lapouge et Otto Ammon 390 . On ne saurait ignorer que Veblen citait, voire rendait hommage à ces auteurs dont les théories cautionnaient ouvertement le racisme et l’eugénisme 391 . Le fait de les mettre à l’honneur est en soi condamnable. Cela ne suffit pas, cependant, à prouver que Veblen partageait toutes leurs conceptions, y compris les plus détestables. Toutefois, avant de discuter les relations entre notre auteur et l’anthropologie raciale, il convient de replacer celle-ci dans le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle.

Notes
389.

La pensée spencérienne est un cas typique de social-darwinisme individualiste (cf. supra chap. 4, 2.1.1.).

390.

Lapouge et Ammon qualifient leur approche d’« anthroposociologie » [Taguieff, 2000, pp. 11, 15]. Nous préfèrerons, cependant, la désigner par le terme plus explicite d’« anthropologie raciale ».

391.

Veblen [1914] se réfère notamment à différents ouvrages de Lapouge : Les sélections sociales, Race et milieu social et L’Aryen. Son rôle social. On notera également que Veblen [1898a] cite, dès la première phrase de « Why Is Economics Not an Evolutionary Science ? », un extrait des « Lois fondamentales de l’anthroposociologie » de Lapouge. Plus précisément, il renvoie à la traduction anglaise que Carlos Closson a faite de cet article, pour le Journal of Political Economy. Or, Closson, dont les propres travaux s’inscrivaient dans la perspective lapougienne, fut de 1892 à 1895 le collègue de Veblen au département d’économie de l’Université de Chicago [Dorfman, 1934, p. 126 ; Hodgson, 2004a, p. 115]. On peut donc penser qu’il n’est pas étranger à l’intérêt de Veblen pour l’anthropologue français.