1.2.2. Une esquisse de l’anthropologie raciale eugénique de la fin du XIXe siècle

Comme le rappellent Boyles & Tilman [1993, pp. 1195-1196], les théories biologiques développées durant l’époque victorienne furent largement dévoyées pour légitimer tout à la fois le racisme, le sexisme et l’impérialisme. Le mouvement eugénique qu’impulse Francis Galton, le propre cousin de Charles Darwin, en 1883 392 en est l’une des meilleures illustrations. Selon la définition qu’il en donne en 1904, l’eugénisme est « l’étude des éléments contrôlables socialement qui peuvent améliorer ou détériorer les qualités raciales des futures populations, physiquement ou mentalement » [Galton, cité par Becquemont, 2000, pp. 53-54]. L’eugénisme repose sur quelques postulats simples, sinon simplistes. Premièrement, les aptitudes physiques et mentales des individus sont supposées mesurables. Deuxièmement, ces aptitudes sont censées être, au moins en grande partie, héréditaires. Troisièmement, il serait possible d’établir des hiérarchies d’aptitudes selon des critères de race, mais aussi de sexe, de classe, etc. Quatrièmement, la sélection naturelle « des plus aptes » ne s’exercerait plus dans les sociétés contemporaines et aurait cédé le pas à différentes formes de sélection sociale qui encourageraient la multiplication d’individus « inaptes » et « dangereux ». Dès lors, l’eugénisme se donne pour objectif de favoriser la reproduction des individus « les plus aptes » (« l’eugénique positive ») et d’entraver, y compris par des moyens radicaux tels que la stérilisation forcée, celle des individus supposés « inaptes » (« l’eugénique négative »). Ainsi, pour Lapouge, « l’avenir de l’humanité est tout entier dans une sélection raisonnée à exercer à l’aide des éléments eugéniques existants 393 et qu’il faut diriger dans le sens indiqué par le pur type aryen » [Lapouge, cité par Taguieff, 2000, p. 13].

Il serait erroné de croire que le mouvement eugénique n’attira que des penseurs conservateurs, désireux de donner une nouvelle légitimité aux inégalités sociales, et auxquels se seraient opposés les intellectuels progressistes. Au contraire, l’eugénisme a transcendé les clivages politiques. Nombre de ses partisans, dont Lapouge lui-même, se réclamaient du socialisme et voyaient dans l’eugénisme un moyen, scientifiquement fondé, du progrès social 394 [Taguieff, 2000]. Ainsi, la Société eugénique de Grande-Bretagne, fondée en 1907, comptait un certain nombre de militants et d’intellectuels socialistes parmi ses membres, dont Sidney et Beatrice Webb, les deux figures emblématiques de la Société Fabienne et du socialisme britannique du début du XXe siècle [Becquemont, 2000]. Enfin, les articles publiés dans le cadre d’un récent symposium sur « les préjugés et l’histoire de l’économie », à l’initiative de Weintraub [2003], montrent que la science économique est loin d’avoir échappé à la force d’attraction du mouvement eugénique. à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, nombre d’économistes américains, ayant par ailleurs des conceptions théoriques diverses, soutenaient des positions racistes et eugéniques [Leonard, 2003b ; Bateman, 2003]. Pour ce qui est de Veblen, nous soutiendrons que sa conception des « races » relève du « racialisme » et non du « racisme », selon la distinction de Boyles & Tilman [1993, p. 1204]. Certes, il estimait, comme nombre de ses contemporains, qu’il existait « différents groupes raciaux et ethniques » ayant « différents traits et tempéraments psychologiques » et que cela était « dû plus à l’hérédité qu’à l’environnement ». Toutefois, « il ne pensait pas que ces groupes étaient meilleurs ou plus mauvais les uns que les autres ; il croyait seulement qu’ils étaient différents et que ces différences étaient, en partie, génétiques ». Autrement dit, nous pensons que Veblen ne partageait pas les préjugés racistes de l’anthropologie raciale à laquelle il se référait. De plus, nous montrerons que ses propres théories contenaient de facto des critiques importantes à l’encontre de l’eugénisme, quoique Veblen ne les présentaient pas comme telles.

Notes
392.

C’est à cette date, en effet, que Galton utilise pour la première fois les termes « eugénique » et « eugénisme » dans Inquiries into Human Faculty. Bien que cet ouvrage marque formellement la naissance du mouvement eugénique, Galton en a jeté les bases depuis plusieurs années, notamment dans Hereditary Genius publié en 1869 [Becquemont, 2000, p. 53 ; Leonard, 2003b, p. 690].

393.

L’expression « éléments eugéniques » désigne ici les « individus dotés d’aptitudes héréditaires supérieures à la moyenne » [Taguieff, 2000, p. 10n.].

394.

Ross [1991, p. 208] semble suggérer que l’intérêt de Veblen pour les théories de Lapouge était lié aux penchants socialistes de celui-ci. Cependant, rien ne permet d’accréditer cette thèse, puisque Veblen ne s’est pas prononcé, à notre connaissance, sur les conceptions socialistes de l’anthropologue français. Au contraire, on peut affirmer que si Veblen avait de la sympathie pour certaines idées socialistes, celles-ci ne correspondaient en rien au projet lapougien tel que Taguieff [2000] le décrit.