1.2.3. Races et instincts dans l’analyse veblenienne

Il serait erroné de considérer l’analyse veblenienne des races comme totalement étrangère à sa pensée économique. S’il est vrai que certains de ses écrits sur la question ont été publiés dans des revues qui n’étaient pas à proprement parler économiques (The Journal of Race Development [1913a], The University of Missouri Bulletin [1913b] ou The Political Science Quarterly [1919c]), Veblen mobilise également ses thèses sur les races dans ses principaux ouvrages économiques. En outre, non seulement il n’a jamais renié ses conceptions en la matière (bien qu’il ait pu les amender), mais il a continué d’écrire sur le sujet jusqu’à la fin de sa vie 395 . Il n’y a donc pas lieu de passer sous silence cette partie de son œuvre. Pour autant, nous ne détaillerons pas l’ensemble de ses théories sur les races, mais nous contenterons d’en exposer les principales idées, en nous attachant essentiellement à mettre en évidence ses points d’accord et de divergence avec les anthropologues eugénistes tels que Lapouge.

Veblen retient principalement de l’anthropologie raciale l’idée selon laquelle trois races entreraient dans la composition ethnique des peuples européens ou d’origine européenne : la « race dolichocéphale blonde », la « race brachycéphale brune » et la « race méditerranéenne » [Taguieff, 2000, p. 16 ; Leonard, 2003b, p. 690]. En outre, Veblen considère que l’on peut associer à chacune d’elles des caractéristiques physiques et des traits de tempérament particuliers. Il estime, notamment, que « les caractéristiques du tempérament prédateur, ou du moins le penchant à la violence, s’observent plus dans le type dolichocéphale blond que dans le type brachycéphale brun, et surtout plus que dans le type Méditerranéen » 396 [1899a, p. 217]. Certes, Veblen a quelque peu nuancé ses positions entre The Theory of the Leisure Class, d’où est tirée la précédente citation, et The Instinct of Workmanship dans lequel il affirme : « la différence entre ces trois souches raciales se manifeste beaucoup plus dans leurs traits physiques que dans leurs dons instinctifs ou leur capacité intellectuelle » 397 [1914, p. 119]. Néanmoins, il n’a pas renoncé à mettre en correspondance les races et les dispositions instinctives. Ainsi, il maintient que « la dernière, ou la plus jeune, des trois principales souches européennes, c’est-à-dire la blonde, a relativement plus de tempérament pugnace et prédateur que les deux autres » 398 [1914, p. 122].

À cet égard, on notera que, selon Veblen, la « race dolichocéphale blonde » est d’origine plus récente que les « races brachycéphale » et « méditerranéenne ». En effet, il interprète le « type dolichocéphale » comme un « mutant du type méditerranéen », qui serait apparu en Europe lors de la dernière glaciation [1913a]. Veblen fonde cette idée sur les théories mutationnistes de Gregor Johann Mendel (1822-1884) et Hugo de Vries (1848-1935). Selon de Vries, des transformations importantes de l’environnement pouvaient provoquer des mutations identiques chez un grand nombre d’individus et donner in fine naissance à un nouveau type, distinct de la souche dont il était issu [Murphey, 1990, p. xxviii]. La différenciation de ce type « mutant » et, plus encore, sa survie dépendaient de sa capacité d’adaptation aux nouvelles conditions environnementales. D’après Veblen, la « race dolichocéphale » fut le dernier « type stable » à être apparu selon ce processus de mutation. Par conséquent, « le mélange hybride de races qui occupe les pays d’Europe et ses colonies est le même que celui qui constituait la population européenne à l’époque préhistorique post-glaciaire, pour ce qui concerne tous les traits héréditaires, qu’ils soient spirituels, mentaux ou physiques » 399 [1923, p. 41].

Les principaux emprunts de Veblen à l’anthropologie raciale sont limités à ces quelques idées. Ils ne portent nullement sur les thèses les plus contestables des anthropologues eugénistes, notamment leurs préjugés racistes. En effet, Veblen n’a jamais insinué qu’une race fût supérieure à une autre. En particulier, il ne fait montre d’aucune admiration particulière pour les traits supposés de la « race blonde ». Si « l’agitation, l’audace et l’habileté » qui la caractérisent dans une certaine mesure, ont pu, selon Veblen [1914, pp. 122-123], lui donner un avantage sur le plan technologique, ces penchants ont aussi fait d’elle « le plus formidable perturbateur de la paix en Europe ». Par ailleurs, notre auteur estime que tous les individus des peuples européens sont des êtres « hybrides » [1914, p. 15]. Cette thèse constitue une prise de distance importante vis-à-vis des anthropologues racistes. Elle conduit Veblen à réfuter l’idée même d’une « race pure » qui agitait tous les eugénistes. Il affirme, en particulier, qu’« il n’y a pas et [qu’]il n’y a jamais eu d’individu dolichocéphale blond de race pure depuis le mutant putatif originel avec lequel le type a fait son apparition » 400 [1913a, p. 469]. En outre, Veblen voit dans l’hybridation, c’est-à-dire le processus de croisements successifs des différentes races, un facteur décisif pour améliorer l’adaptabilité des populations à leur environnement. En effet, « les populations hybrides offrent des possibilités de variation dans la nature humaine plus grandes qu’il ne pourrait y en avoir dans les limites de n’importe quelle race pure » 401 [1914, p. 23] 402 .

Enfin, Veblen [1914, pp. 140-141] développe un dernier argument à l’encontre de l’eugénisme, bien qu’il se refuse à le présenter comme tel. Ainsi, il soutient que dans les populations hybrides, comme celles qui constituent les peuples européens, « les voies de l’hérédité du groupe sont particulièrement tortueuses ». En effet, « dans une […] communauté hybride, quelque nouvelle idiosyncrasie plus ou moins importante, qui n’était visible ni chez les parents ni dans l’ascendance plus éloignée, apparaît fréquemment dans la progéniture, à travers le nouveau croisement d’hybrides qui se produit à chaque mariage ; car dans le croisement de ce que l’on pourrait appeler des parents multi-hybrides, les caractères complémentaires qui pouvaient être dormants ou récessifs chez les parents viendront, des deux côtés, se combiner, se renforcer mutuellement et donner, de façon cumulative, un résultat inattendu » 403 . Par conséquent, chaque parent a « une chance aveugle de transmettre presque tous les traits qu’il ne possède pas lui-même ». De facto, cette conception de l’hérédité sape les fondements mêmes de l’eugénisme. En effet, si le fruit de la reproduction entre des individus hybrides est largement imprévisible, tout projet de « sélection raisonnée » est vain. Veblen semble avoir conscience de cette implication, mais refuse manifestement d’engager toute polémique avec les partisans de l’eugénisme. Ainsi, il ajoute en note : « bien que la précaution ne soit peut-être pas nécessaire, il n’est pas ici dans notre intention d’émettre un doute sur les recherches de M. Galton ou de contester les propositions des eugénistes dont les travaux doivent indubitablement être reconnus à leur juste valeur » 404 [1914, p. 141n.].

Rien ne justifie une telle affirmation qui doit être dénoncée sans ambages. Pour autant, il serait fallacieux d’en tirer la conclusion que Veblen était un partisan des théoriciens de l’eugénisme. Ainsi que nous pensons l’avoir montré, il ne partageait ni leurs préjugés racistes, ni leur fascination pour quelque supposée « race pure ». En outre, comme nous allons le voir à présent, sa conception de la sélection culturelle des instincts n’a strictement rien à voir avec leurs théories de la « sélection sociale » d’individus « inaptes », voire « dangereux », du fait de leurs prétendues origines raciales.

Notes
395.

D’après la bibliographie établie par Dorfman [1934], Veblen aurait écrit « An Experiment in Eugenics » en 1927, soit deux ans seulement avant sa mort. L’article a été publié pour la première fois dans le recueil Essays in our Changing Order [1934, pp. 232-242]. Veblen y développe une analyse en termes de races, des peuples scandinaves, qui, contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre de l’article, ne s’inscrit pas dans la perspective d’une « sélection raisonnée » au sens courant de l’eugénisme.

396.

« The dolicho-blond type showing more of the characteristics of the predatory temperament – or at least more of the violent disposition – than the brachycephalic-brunette type, and especially more than the Mediterranean ».

397.

« The difference between these three racial stocks is much more evident in their physical traits than in their instinctive gifts or their intellectual capacity ».

398.

« The latest, or youngest, of the three main European stocks, the blond, has more rather than less of the pugnacious and predatory temper than the other two ».

399.

« The hybrid mixture of races that occupies the countries of Europe and its colonies is still the same as the European population was in prehistoric (post-glacial) times, so far as regards all hereditary traits, spiritual, mental, and physical ».

400.

« There neither is nor ever has been a pure-bred dolicho-blond individual since the putative original mutant with which the type came in ».

401.

« The hybrid populations afford a greater scope and range of variation in their human nature than could be had within the limits of any pure-bred race ».

402.

Selon Boyles & Tilman [1993, p. 1198], cette idée renvoie à la thèse biologique de la « vigueur hybride ».

403.

« It commonly happens in such a hybrid community that in the new crossing of hybrids that takes place at every marriage, some new idiosyncracy, slight or considerable, comes to light in the offspring, beyond anything visible in the parents or the remoter pedigree ; for in the crossing of what may be called multiple-hybrid parents, complementary characters that may have been dormant or recessive in the parents will come in from both sides, combine, re-enforce one another, and cumulatively give an unlooked-for result ».

404.

« The caution is perhaps unnecessary that it is not hereby intended to suggest a doubt of Mr. Galton’s researches or to question the proposals of the Eugenicals, whose labours are no doubt to be taken for all they are worth ».