1.3.2. L’effet amplificateur des institutions dans la « contamination » des instincts

En second lieu, dès lors que l’on porte l’analyse au niveau culturel, les instincts ne peuvent plus être appréhendés indépendamment les uns des autres. Veblen [1914, p. 8] ne conteste pas qu’aux fins d’une investigation strictement psychologique, « les instincts doivent être conçus comme des éléments discrets et spécifiques de la nature humaine, chacun déployant son propre contenu fonctionnel déterminé sans se mélanger outre mesure avec, ou être dévié par l’action des autres instincts dans ce complexe spirituel dont ils sont tous des éléments constituants » 408 . En revanche, une telle approche des instincts ne permet pas de comprendre leur rôle dans la dynamique des institutions. Si tel est l’objectif, il faut admettre, dit Veblen [1914, p. 9], que « les différentes propensions instinctives se rencontrent, se mêlent, se chevauchent, se neutralisent ou se renforcent les unes les autres » 409 . Nous avons déjà abordé certains de ces phénomènes, lorsque nous avons interprété l’analyse veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques (cf. supra chap. 1, 3.3.). Nous avions alors montré que, pour Veblen, l’instinct du travail bien fait pouvait être « contaminé » par d’autres instincts, voire « s’auto-contaminer » lui-même 410 , de sorte que le progrès technique pouvait s’en trouver ralenti. De façon générale, dans tout processus de « contamination » des instincts, les institutions ont un effet amplificateur important. Autrement dit, si les instincts sont spontanément enclins à interagir, ce processus ne prend toute sa portée que sous l’effet cumulatif des facteurs institutionnels. Selon Veblen [1914, p. 29], « tous les instincts […] sont si intimement engagés dans un jeu d’influence mutuelle que l’action de l’un d’entre eux, quel qu’il soit, a des conséquences sur tous les autres, quoique vraisemblablement à des degrés divers. C’est cette contamination compliquée et sans fin des éléments instinctifs du comportement humain, considérée conjointement avec les effets cumulatifs et omniprésents de l’habitude en ce domaine, qui donne à cette voie d’investigation la plupart de ses difficultés mais aussi beaucoup de son intérêt » 411 . Nous aurons l’occasion de revenir sur ces phénomènes lorsque nous aborderons la théorie veblenienne du changement institutionnel (infra chap. 7, 1.2.1.).

Notes
408.

« Instincts are to be conceived as discrete and specific elements in human nature, each working out its own determinate functional content without greatly blending with or being diverted by the working of its neighbours in that spiritual complex into which they all enter as constituent elements ».

409.

« The several instinctive proclivities cross, blend, overlap, neutralise or reënforce one another ».

410.

C’est, rappelons-le, en ces termes que Veblen interprète nombre de conceptions anthropomorphiques.

411.

« The instincts, all and several, […] are so intimately engaged in a play of give and take that the work of any one has its consequences for all the rest, though presumably not for all equally. It is this endless complication and contamination of instinctive elements in human conduct, taken in conjunction with the pervading and cumulative effects of habit in this domain, that makes most of the difficulty and much of the interest attaching to this line of inquiry ».