1.3.4. La culture ne modifie pas les caractéristiques psychologiques et biologiques des instincts

L’analyse de l’instinct au niveau culturel a souvent été interprétée comme une remise en cause, au moins partielle, de son approche biologique du concept 414 . La lecture que Wesley Clair Mitchell [1914, pp. 19-29] a faite de la théorie veblenienne du comportement humain en est une bonne illustration. Ainsi, Mitchell [1914, p. 22] affirme : « il semble que M. Veblen se trompe lorsqu’il déclare que les instincts (selon le sens qu’il leur donne) sont des ‘traits héréditaires’. En utilisant cette formulation, je le soupçonne de s’être momentanément écarté de sa propre conception de l’instinct [...]. En tant que parties de la nature originelle de l’homme, les instincts sont hérités ; cependant, ‘en tant qu’ils interviennent dans le processus de la croissance culturelle’, les instincts ont d’importants éléments acquis, en sus des éléments qui sont hérités ». Selon Mitchell, Veblen ne concevrait donc pas véritablement les instincts comme des « propensions innées et persistantes de la nature humaine ». Au contraire, ils évolueraient continuellement sous la pression de la dynamique culturelle. Comme l’a souligné Hodgson [2004a, p. 165n.], si les instincts sont susceptibles d’être modifiés par leur environnement, ils ne se distinguent plus fondamentalement des habitudes. Cette implication apparaît clairement dans la lecture que Clarence E. Ayres [1958] a livrée du concept veblenien d’instinct.

Ayres était lui-même un fervent détracteur de la psychologie des instincts, à laquelle il opposait une approche de l’homme fondée sur une psychologie sociale fortement empreinte de béhaviorisme (cf. Ayres [1918b ; 1921a ; 1921b] ; voir aussi Hodgson [2004a, pp. 347-348]). Dès lors, il s’est employé à réinterpréter l’analyse veblenienne des instincts selon sa propre conception de l’homme, jusqu’à en faire des régularités comportementales observables et socialement établies. Il en vient ainsi à affirmer : « il est clair que lorsqu’il parlait d’instincts, [Veblen] avait à l’esprit des modèles comportementaux qui avaient une signification culturelle et avaient persisté depuis les toutes premières cultures connues jusqu’à aujourd’hui » [Ayres, 1958, pp. 28-29]. Pour Ayres, les caractéristiques biologiques du concept veblenien d’instinct ne seraient pas essentielles, si bien qu’il pourrait être interprété en termes strictement culturels. Or, cette lecture fait fi de l’importance que Veblen accordait à discerner les composantes innée et acquise de l’être humain. Il affirme, en effet, qu’« une distinction scrupuleuse entre les deux concepts d’habitude et d’hérédité est le commencement de la sagesse dans toute recherche sur le comportement humain » 415 [1915b, p. 5].

En voulant expurger la pensée veblenienne d’une notion, l’instinct, qui était vivement critiquée par les psychologues béhavioristes alors en vogue, Ayres a largement déformé la conception que Veblen se faisait du comportement humain 416 . Selon notre auteur, l’influence que les facteurs culturels exercent sur les instincts ne modifie pas leurs caractéristiques psychologiques et biologiques. L’environnement culturel oriente et modifie le comportement instinctif des individus, c’est-à-dire l’expression circonstancielle des instincts. Il intensifie leur processus de « contamination », c’est-à-dire d’influence mutuelle. Enfin, il stimule ou réfrène l’expression de tel ou tel instinct. Cependant, il laisse les dispositions instinctives des individus inchangées. Autrement dit, leurs « propriétés émergentes » au niveau culturel ne remettent pas en cause leurs caractéristiques psychologiques et biologiques. Les différents niveaux auxquels le concept d’instinct peut être appréhendé sont certes irréductibles les uns aux autres, mais cohérents entre eux.

Notes
414.

Nous avons nous-même commis cette erreur dans Brette [2003a], en affirmant à tort que le « schème culturel » d’une société pouvait, selon Veblen, « dénaturer » les instincts de l’homme.

415.

« A meticulous discrimination between the two concepts – of habit and heredity – is the beginning of wisdom in all inquiry into human behavior ».

416.

Notons que le béhaviorisme a, depuis lors, été lui-même contesté alors que le concept d’instinct a connu une certaine réhabilitation dans le champ de la psychologie évolutionniste et des neurosciences [Cosmides & Tooby, 1994 ; Twomey, 1998 ; Hodgson, 1998a, p. 177 ; 2004a, pp. 401-403 ; Cordes, 2004].