Section 2. Une typologie des instincts

Après avoir proposé une interprétation du concept veblenien d’instinct, considéré dans sa globalité, il convient de s’interroger sur la finalité des différentes dispositions instinctives auxquelles s’intéresse Veblen. Suivant en ceci la position de William James et de William McDougall 417 , notre auteur admet l’existence d’un grand nombre d’instincts, des plus courants, tel « l’instinct de conservation » [1899a, p. 42], aux plus surprenants, à l’instar du « penchant anarchiste héréditaire » [1915b, p. 252]. Cependant, son but n’est pas, répétons-le, d’élaborer une théorie générale de l’instinct humain. De même que son approche à niveaux multiples de ce concept répond aux exigences propres à son projet scientifique, Veblen met l’accent sur un nombre limité d’instincts ayant, d’après lui, joué un rôle déterminant dans l’évolution socio-économique de l’humanité.

Le contenu de la typologie veblenienne est loin de faire consensus dans la littérature. Or, cette question n’est pas anodine. Les réponses qui y ont été apportées sont révélatrices de différences fondamentales quant à l’interprétation de sa pensée dans son ensemble. Selon nombre de commentateurs, il serait possible de regrouper les différents instincts dont Veblen fait mention, dans deux grandes catégories : d’un côté, les instincts au service de l’intérêt général de la société, parmi lesquels sont généralement mentionnés « l’instinct du travail bien fait », « l’instinct de sympathie sociale » et « l’instinct de curiosité désintéressée », de l’autre, « les instincts de rivalité » au service de l’intérêt individuel (voir par exemple Dugger [1984, pp. 978-983], Stabile [1987, p. 605], Eff [1989, p. 418], Tilman [1996, p. 99], Edgell [2001, pp 80-81]). Cette lecture de la typologie veblenienne des instincts se situe dans le prolongement de l’interprétation dichotomique de Clarence E. Ayres [1944, p. 99 ; 1958, pp. 28-29 ; 1962, pp. vi-vii]. D’autres interprétations nient l’existence d’instincts de rivalité autonomes, considérant que les motivations égoïstes dérivent, dans l’analyse veblenienne, d’une « contamination » par les institutions des trois instincts primordiaux de l’être humain, notamment « l’instinct du travail bien fait » [Anderson, 1933, p. 603 ; Pirou, 1946, pp. 57-60, 65 ; Murphey, 1990, pp. xxiii-xxiv ; Gislain, 1999, pp. 52-53 ; 2000, pp. 88-89]. Enfin, d’autres commentateurs ont développé des lectures plus singulières de la typologie veblenienne. Selon Shannon [1996, pp. 4-5], Veblen considérerait « l’instinct du travail bien fait » comme le seul fondamental dont dériveraient tous les autres. D’après Twomey [1998, p. 440], Veblen distinguerait cinq instincts principaux, mais ne précise pas lesquels. Jensen [1988, p. 91], quant à lui, en retient six, dont « un instinct d’acquisition », « un ensemble de penchants intéressés » et « une propension à l’habitude ».

Nous pensons, pour notre part, que l’analyse veblenienne de l’évolution socio-économique repose sur quatre principaux instincts, irréductibles les uns aux autres. En premier lieu, nous reviendrons brièvement sur l’instinct de curiosité désintéressée (2.1.), que nous avons déjà discuté (supra chap. 1, section 2). Nous verrons ensuite que Veblen apporte une même justification, de type darwinien, à l’existence de deux instincts, celui du travail bien fait et celui de sympathie sociale (2.2.). Bien que ces deux propensions aient, selon lui, une origine semblable et une finalité concordante, l’instinct du travail bien fait se distingue par le fait qu’il remplit également une fonction universelle (2.3.). Enfin, nous soutiendrons que les instincts de rivalité doivent être considérés comme une catégorie à part entière dans la typologie veblenienne des instincts (2.4.).

Notes
417.

Selon le sociologue Luther L. Bernard [1932, p. 82], l’un des principaux critiques de la psychologie des instincts, « William James [...] a distingué une cinquantaine d’instincts différents [...]. La même tendance à particulariser les instincts s’est développée un peu plus tard en Grande Bretagne, sous l’influence de McDougall ».