2.2.1. Discussion critique des traductions françaises d’« instinct of workmanship » et de « parental bent »

La dénomination de ces deux instincts, « the instinct of workmanship » et « the parental bent », a posé aux commentateurs français d’importants problèmes de traduction. Il faut d’emblée admettre qu’il n’existe aucun terme parfaitement adapté à la traduction du premier. En effet, Veblen se plaît à mobiliser le champ lexical du mot « workmanship », utilisant fréquemment des termes, tels que « workman » ou « workmanlike », en référence à lui. Or, aucun vocable français n’offre la même latitude. Aussi trouve-t-on dans la littérature secondaire une multitude de traductions différentes de l’expression « instinct of workmanship ». William Jaffé [1924, p. 94] et, à sa suite, Annie Vinokur [1968, p. 57] optent pour le terme « instinct ouvrier », là où Raymond Aron [1970] et Louis évrard, dans sa traduction de The Theory of the Leisure Class [1899a (1970)], utilisent « instinct artisan ». L’une et l’autre de ces deux expressions ont l’inconvénient de faire référence à des catégories professionnelles distinctes, alors que l’« instinct of workmanship » n’est pas attaché à un métier particulier. À cet égard, la traduction de Jérôme Maucourant [1994, p. 170], c’est-à-dire « la pulsion créatrice », est plus satisfaisante. Elle pêche, cependant, par son caractère trop général, l’instinct de curiosité désintéressée étant lui aussi, par exemple, une incitation à la « création ». De même, si « l’inclination pour l’efficacité », expression retenue par Philippe Broda [1995, p. 189], rend bien compte de la dimension instrumentale qui est attachée à la fonction universelle de l’« instinct of workmanship » (cf. infra 2.3. dans ce chapitre), il lui manque la référence au travail présente dans le terme anglais. A contrario, c’est la notion d’efficacité qui fait défaut dans les traductions d’Émile James (dans sa traduction de Homan [1933]) et de Véronique Dutraive [1993a, p. 52], respectivement « le goût du métier » 423 et « l’instinct de travail ». Les expressions adoptées par Jean-Jacques Gislain [1999, p. 52 ; 2000, p. 86], c’est-à-dire « l’instinct du travail efficient » et « l’instinct du travail efficace », nous semblent satisfaisantes, quoique la seconde soit de loin préférable à la première, compte tenu de la signification particulière que revêt le terme d’« efficience » en économie. En nous inspirant de la traduction de Pirou [1946, p. 58], « le goût du travail bien fait », nous optons, quant à nous, pour l’expression « instinct du travail bien fait » qui nous semble constituer le meilleur compromis.

La traduction du terme « parental bent » présente, elle aussi, des difficultés importantes. Une traduction littérale, telle que « amour familial » utilisée par Émile James (voir Homan [1933, p. 108 note du traducteur]), nous paraît inappropriée. En effet, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de perpétuer les ambiguïtés de l’expression anglaise dans le cadre d’une exégèse. L’expression de William Jaffé [1924, p. 96] « préoccupation de l’avenir de la race » est inadéquate, compte tenu, notamment, de l’équivocité du mot « race ». Si celui-ci désigne « la race humaine », alors l’expression peut être acceptable, mais il serait préférable, dans ce cas, de substituer le vocable « humanité » à celui de « race ». De même, les traductions de Philippe Broda [1995, p. 189] et Gaëtan Pirou [1946, p. 59], respectivement « le sens de la communauté » et « l’esprit de groupe », présentent quelque ambiguïté. Elles conviennent si les mots « communauté » et « groupe » sont entendus de façon lâche, depuis la famille jusqu’à la « communauté des hommes » en général. En revanche, elles sont erronées si ces termes impliquent une opposition par rapport à une autre « communauté » ou un autre « groupe ». En effet, contrairement à des penchants tels que le nationalisme ou le patriotisme, le concept veblenien de « parental bent » ne suppose aucune forme d’opposition ou d’exclusion. Dans ses manifestations non « dégénérées », c’est-à-dire en l’absence de « contamination » par d’autres instincts, le « parental bent » fonde des relations sociales exclusivement pacifiques. Les traductions de Jean-Jacques Gislain [1999, p. 52 ; 2000, p. 86], « le penchant grégaire » ou « l’instinct de la grégarité », de même que celle de Jérôme Maucourant [1994, p. 170], « la pulsion sociale », nous paraissent satisfaisantes, à ceci près qu’elles véhiculent l’idée d’une inclination essentiellement inconsciente. Autrement dit, elles tendent à brouiller la frontière établie par Veblen entre « le tropisme » et « l’instinct » (cf. supra 1.1. dans ce chapitre). Aussi préférons-nous adopter l’expression utilisée par Véronique Dutraive [1993a, p. 52], « l’instinct de sympathie sociale », dont l’auteur semble être Paul T. Homan [Pirou, 1946, p. 59]. Ce terme nous semble, en effet, éviter toutes les ambiguïtés des traductions précédemment mentionnées.

Notes
423.

Toutefois, Émile James précise que ce terme doit être compris au sens de « l’amour du travail efficace » [Homan, 1933, p. 108 note du traducteur].