2.2.2. Le rôle déterminant des instincts de sympathie sociale et du travail bien fait dans la lutte de l’espèce humaine pour la survie

Comme dans le cas de l’instinct de curiosité désintéressée, il est difficile d’établir avec certitude l’origine des instincts du travail bien fait d’une part, et de sympathie sociale d’autre part. L’article de Veblen [1898b] ne contient aucune référence susceptible de nous orienter dans cette recherche. De même, Veblen [1914] ne mentionne aucun antécédent à son concept d’instinct du travail bien fait 424 . En revanche, il renvoie à William McDougall lorsqu’il introduit son instinct de sympathie sociale [1914, p. 26n.]. Selon Tilman [1996, p. 78], la liste des instincts fondamentaux de l’homme établie par McDougall comprenait effectivement un « parental instinct ». Si celui-ci a pu influencer Veblen [1914] dans sa caractérisation de l’instinct de sympathie sociale, y compris dans son recours au terme même de « parental bent », il ne peut néanmoins être à l’origine du concept dont les bases ont été jetées avant la publication de An Introduction to Social Psychology.

Il est vraisemblable, pensons-nous, que Veblen ait tiré l’essentiel de son concept de Darwin lui-même. Pour s’en convaincre, il faut investir une partie, précédemment négligée (supra 1.2. dans ce chapitre), de l’analyse veblenienne de l’instinct au niveau biologique, celle qui a trait aux caractéristiques instinctives de l’homme relativement aux autres espèces. Selon Veblen [1898b, p. 85], « [l’homme] agit sous la gouverne des instincts qui lui ont été imposés par le processus de sélection par lequel il s’est différencié des autres espèces » 425 . Or, notre auteur estime que, parmi ces instincts, doit indubitablement se trouver celui de sympathie sociale. Il considère, en effet, que compte tenu de ses handicaps physiques par rapport à ses prédateurs, l’espèce humaine n’aurait pu réussir l’épreuve de la lutte pour la vie sans un tel penchant. Ainsi, « l’homme primitif était nécessairement un membre d’un groupe et durant ce stade originel, lorsque l’efficacité industrielle était encore insignifiante, aucun groupe n’aurait pu survivre si ce n’est en se fondant sur un instinct de solidarité assez puissant pour renvoyer l’intérêt personnel à l’arrière plan » 426 [1898b, p. 87]. Veblen n’a jamais renié cette idée. Dans Imperial Germany and the Industrial Revolution, par exemple, il continue à justifier l’existence de « l’instinct de la solidarité de groupe » par « la logique de la survie sélective » [1915b, p. 48n.]. Or, dans The Descent of Man,Darwin affirmait que le principe de la sélection naturelle s’appliquait non seulement à des « variations organiques » mais aussi, précisément, à des « instincts ». De plus, il pensait que, parmi ceux-ci, « les instincts sociaux » de l’homme, qui encourageaient la « sympathie » et la coopération, avaient été tout particulièrement sélectionnés [Tort, 1992c, p. 26]. L’argumentation sur laquelle Veblen s’appuie pour justifier l’existence d’un instinct de sympathie sociale chez l’être humain fait donc écho à celle développée précédemment par Darwin.

Par ailleurs, notre auteur étend ce raisonnement darwinien de l’instinct de sympathie sociale à celui du travail bien fait. Il affirme ainsi que « le grand avantage de l’homme sur les autres espèces dans la lutte pour la survie a été sa capacité supérieure à tirer parti des forces de l’environnement » 427 [1898b, p. 80]. Or, cette faculté, l’homme la doit à son instinct du travail bien fait. En définitive, ainsi que le résume Veblen [1914, pp. 36-37] dans une affirmation qui mêle intimement les caractéristiques des deux instincts primordiaux de l’être humain : « les principales conditions de la survie dans les circonstances [du stade originel de l’humanité] serait une propension à tirer, de façon altruiste et impersonnelle, le maximum des matériaux disponibles et un penchant à tirer parti des ressources de connaissances et de matière pour maintenir le groupe en vie » 428 . On ne saurait donc douter, selon Veblen, que l’homme est doté à la fois d’un instinct de sympathie sociale et d’un instinct du travail bien fait, puisque l’un et l’autre ont été des conditions sine qua non de la survie de l’espèce.

Ce raisonnement darwinien donne des arguments à Veblen pour critiquer certains postulats de la représentation hédoniste de l’être humain. D’une part, il lui permet de remettre en cause l’idée que l’homme serait, par nature, foncièrement égoïste. Selon Veblen, la « sollicitude parentale à l’égard du genre humain » serait d’origine plus ancienne et donc plus profondément enracinée dans la nature humaine que la recherche de l’intérêt personnel. Or, ce fait a des implications qui intéressent directement la théorie économique. Veblen [1914, pp. 46-47] affirme ainsi : « dans son expression la plus simple, [le] contenu fonctionnel [de l’instinct de sympathie sociale] semble être une sollicitude altruiste pour le bien-être de la génération suivante, […] de sorte que, sous sa gouverne, contrairement à ce que prétend la théorie économique, les biens futurs sont préférés aux biens présents et la génération filiale se voit donner la préférence sur la génération parentale dans tout ce qui a trait à leur bien-être matériel » 429 . D’autre part, Veblen [1898b] prend appui sur sa justification darwinienne de l’instinct du travail bien fait pour remettre en cause l’idée d’une aversion naturelle de l’homme à l’effort. Veblen admet que les hommes manifestent couramment une répugnance à travailler. Cependant, il estime que cette aversion ne peut être considérée comme un trait originel de la nature humaine. Il s’agit, selon Veblen [1898b, p. 82], d’« une habitude de pensée qui ne peut exister qu’au sein d’une espèce qui a distancé tous ses concurrents ». En d’autres termes, « c’est un fait culturel » dont la science économique doit rechercher l’origine et retracer l’évolution [1898b, p. 96]. C’est notamment ce à quoi s’emploiera Veblen [1899a] dans The Theory of the Leisure Class.

Notes
424.

Suivant en ceci la position de Z.C. Dickinson, auteur d’une thèse de doctorat intitulée Economic Motives, William Jaffé [1924, p. 95] affirme que Veblen s’est vraisemblablement inspiré de « l’instinct of constructiveness » de William James pour élaborer sa propre notion d’instinct du travail bien fait. Faute d’éléments suffisants, nous ne nous prononcerons pas sur ce point. Il est avéré, par contre, que Jacques Loeb a admis l’existence de l’instinct du travail bien fait dont il a attribué la paternité à Veblen [Jaffé, 1924, pp. 95-96 ; Daugert, 1950, p. 115 ; Tilman, 1996, p. 88].

425.

« [Man] acts under the guidance of propensities which have been imposed upon him by the process of selection to which he owes his differentiation from other species ».

426.

« Archaic man was necessarily a member of a group, and during this early stage, when industrial efficiency was still inconsiderable, no group could have survived except on the basis of a sense of solidarity strong enough to throw self-interest into the background ».

427.

« Man’s great advantage over other species in the struggle for survival has been his superior facility in turning the forces of the environment to account ».

428.

« The prime requisite for survival under these conditions would be a propensity unselfishly and impersonally to make the most of the material means at hand and a penchant for turning all resources of knowledge and material to account to sustain the life of the group ».

429.

« In the simplest and unsophisticated terms, its functional content appears to be an unselfish solicitude for the well-being of the incoming generation […] so that, under its rule, contrary to the dictum of the economic theorists, future goods are preferred to present goods and the filial generation is given the preference over the parental generation in all that touches their material welfare ».